Le Bâtiment des forces motrices, témoin du prestigieux passé genevois

20 décembre 2019
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Avant de devenir un lieu emblématique de la scène culturelle et sociale de la ville, le Bâtiment des Forces Motrices était un fleuron de l’industrie genevoise. Il a été classé monument historique en 1988, puis bien culturel suisse d’importance nationale. Un drôle de destin pour un site qui est à l’origine du Jet d’eau qui illumine la rade de son puissant panache blanc.

Historiquement, les quais du Rhône situés en aval du Pont de l’Île ont longtemps été associés au développement artisanal et industriel de Genève. Des ateliers de filature et de tissage, des forgerons, chaudronniers, orfèvres, bijoutiers et imprimeurs tout comme les lavandières s’y installèrent pour profiter de la puissance du courant du fleuve qui actionnait des roues à eau et soulageait ainsi leur labeur. Les gravures d’antan montrent bien que, sur les rives du Rhône, l’activité battait son plein dans les cahutes en bois qui abritaient tous ces ouvriers et artisans.

Ce n’est donc pas un hasard si ce lieu attira les industries sur les berges du fleuve. Il a été redécouvert quand le tissu urbain essaima en dehors du cœur de la ville. Ce destin perdura jusqu’au milieu du siècle dernier.

L’usine hydraulique de la Coulouvrenière émerge du lit du Rhône

© Magali Girardin

Les travaux de construction du Bâtiment des Forces Motrices (appelé à l’époque usine hydraulique de la Coulouvrenière) tel qu’on le reconnaît à son enveloppe extérieure débutent dans les années 1880. L’usine tire son nom des champs de tirs qui s’y déroulaient et que porte toujours le pont qui relie les quartiers de Saint-Gervais et de Plainpalais, ainsi que la rue qui borde la rive gauche du fleuve.

Les turbines et pompes hydrauliques étaient implantées plus en amont, au niveau du pont de la machine, pour approvisionner en eau sous pression les habitants et les industries pour leur consommation quotidienne. La ville obtient alors une concession du Canton pour construire une nouvelle usine hydraulique. Mais, comme la commune de Plainpalais – à l’époque encore autonome – sur laquelle était prévue la construction de l’usine des forces motrices refusa son implantation, celle-ci fut finalement érigée au milieu du Rhône, dont le lit avait été concédé à la ville en 1882.

Les travaux de construction commencèrent une année plus tard sur la base des plans établis par l’ingénieur Théodore Turrettini, par ailleurs conseiller administratif de la ville. La mise en service de cinq groupes de turbines s’effectue en 1886, tandis que la grande aile du bâtiment est achevée six ans plus tard. Les 18 groupes de pompes et turbines sont dès lors opérationnels.

 

Le toit du bâtiment de style Beaux-Arts est constitué d’une imposante charpente métallique, qui libère l’espace intérieur de toute entrave à l’installation des machines hydrauliques. Les façades sont en béton et en pierre. Celle faisant face au lac est dotée de statues à l’effigie des dieux Neptune, Cérès et Mercure. Une vanne de décharge des surpressions provoquées par la variation de la consommation d’eau de la population de la ville est aménagée près de la grande aile du bâtiment.

 

 

Ce dispositif a été à l’origine du premier jet d’eau de Genève, qui fut ensuite déplacé au cœur de la rade de la ville.

Un destin qui bascule

L’évolution du tissu industriel de Genève, caractérisé par un déplacement des entreprises à la périphérie de la ville, fera basculer le destin de l’usine hydraulique de la Coulouvrenière. Le bâtiment a été classé monument historique en 1988 puis bien d’importance nationale, et il a alors fallu trouver une nouvelle affectation à ce témoin d’un passé industriel très novateur pour l’époque.

© Magali Girardin

La décision fut prise de le transformer en une salle de spectacle pouvant accueillir un millier de personnes et ainsi susceptible de répondre aux besoins du Grand Théâtre, devenu momentanément inutilisable car sa machinerie devait faire l’objet d’une profonde restauration. Les vastes volumes d’un seul tenant des anciens locaux des machines offrent de la place pour toutes sortes de manifestations.

Depuis son inauguration en 1997 sous l’appellation de Bâtiment des Forces Motrices (BFM), l’ancienne usine hydraulique de la Coulouvrenière entièrement rénovée est devenue un important pôle dédié à des animations culturelles et artistiques.

Le bâtiment accueille aussi des conférences, des pièces de théâtre, des séminaires et des présentations socioéconomiques dans un vaste espace architectural. Cet héritage témoin d’une riche période de la vie de la ville de Genève sert aussi de lien entre les rives droite et gauche du Rhône.

BERNARD PICENNI L’ARCHITECTE PAR QUI TOUT DEVINT POSSIBLE

Jérôme Barras © Magali Girardin

Suite à la mise hors service des installations de pompage et de turbinage dans les années 1960, le Bâtiment des Forces Motrices se cherchait une nouvelle affectation. Ce sont les travaux de rénovation entrepris sur la machinerie du Grand Théâtre qui firent entrevoir une opportunité.

Il fallut trouver dans l’urgence un vaste espace pour accueillir les corps de ballet et les spectacles de l’opéra situé sur la place Neuve. Après plusieurs recherches infructueuses, c’est finalement sur le Bâtiment des Forces Motrices que se portèrent les regards des responsables culturels genevois.

Un premier projet susceptible d’accueillir au BFM les spectacles de la saison 1997-98 du Grand-Théâtre fut élaboré, mais sa concrétisation rencontra des obstacles. C’est alors à l’architecte genevois Bernard Picenni, jusqu’ici chargé uniquement de coordonner l’avancement du projet, que revint la tâche de dénouer la situation.

Celui-ci reprit le projet à sa base et proposa une solution permettant de résoudre la principale équation de ce défi, à savoir des délais très restreints.

« On a proposé de vider toutes les infrastructures intérieures construites jusqu’ici par les Services industriels de Genève et de construire une cellule en bois qui accueillerait une salle de spectacle un peu plus vaste qu’avec le précédent projet », se remémore l’architecte.

La question de l’isolation thermique a aussi nécessité d’innover car, comme il s’agissait à l’origine d’un bâtiment industriel, il n’y avait pas de chauffage. La toiture a donc été isolée et des tours de diffusion d’air ont été montées pour éviter que le chauffage ne provoque des flux d’air trop rapides (au risque de déplacer les décors) ou trop brusques (donc peu propices aux instruments de musique).

« Dans l’ensemble, nous n’avons pas rencontré de problème majeur en ce qui concerne la restauration du bâtiment lui-même », explique Bernard Picenni ; « si ce n’est pour ce qui est de l’amélioration de l’acoustique de la salle et de la réalisation des sièges, qui ont été conçus, homologués et fabriqués sur mesure pour assurer un confort suffisant pour les spectateurs et une résistance au feu répondant aux normes en vigueur dans ce domaine. »

Tous les changements réalisés sur la structure du bâtiment peuvent être ramenés à leur état d’origine, comme le prévoient les concepts fondamentaux de la protection des bâtiments historiques. La seule exception concerne un décaissé de 30 centimètres de profondeur réalisé dans la dalle du bâtiment pour qu’y soit installée une plateforme élévatrice permettant d’étendre la capacité de la salle de spectacle et celle de la scène ou pouvant dévoiler une fosse pour l’orchestre.

RAPHAEL RAPIN : AUX COMMANDES D’UN FIER PAQUEBOT

Raphael Rappin © Magali Girardin

Depuis 2013 à la tête de la société Arfluvial SA, mandatée pour assurer l’exploitation des vastes volumes du Bâtiment des Forces Motrices, Raphael Rapin souligne que l’on peut y louer différents espaces pour y organiser toutes sortes de manifestations (pièces de théâtre, concerts, présentations commerciales, expositions, conférences, fêtes, anniversaires, etc.).

On en compte actuellement 60 à 100 par année pour l’un ou l’autre des deux grands plateaux proposés.

« Il y a beaucoup de demandes pour cet écrin atypique et offrant de grandes capacités d’accueil », indique-t-il en nous faisant visiter les lieux.

Appelée salle Théodore Turrettini, du nom du constructeur du Bâtiment des Forces Motrices, la salle de spectacle de 985 places a accueilli la troupe et le public du Grand Théâtre durant toute la saison 1997-98. Cette infrastructure répond en tous points aux besoins d’événements divers et variés.

En plus de la scène de 306 mètres carrés et d’une arrière-scène de 266 mètres carrés, on y trouve une multitude de loges pour y accueillir les artistes et les techniciens, ainsi que des bars impressionnants.

© Magali Girardin

Compte tenu de son ancienne vocation, le Bâtiment des Forces Motrices présente incontestablement un certain charme, d’autant que le style industriel est plus que jamais à la mode et que le bâtiment trône au milieu des deux bras du Rhône. Rien d’étonnant qu’il accueille des événements à une large audience.

En plus de la salle de spectacle, le BFM comprend un espace polyvalent de plus de 900 mètres carrés dans lequel on peut encore admirer deux des dix-huit machines hydrauliques d’origine qui rappellent la fonction utilitaire initiale des lieux.

« Arfluvial ne fait que de la location d’espaces, mais nos équipes accueillent et encadrent les clients en fonction de leurs demandes, quelles qu’elles soient, et savent trouver des solutions adéquates », poursuit encore Raphael Rapin. « Hormis les questions de sécurité, la seule restriction se limite à l’imagination des locataires, qu’il s’agisse d’agences qui mettent en scène des événements, de tiers ou de privés. »

LE BARRAGE DU SEUJET UN CONSTANT RENOUVEAU

Situé à une centaine de mètres en aval du Bâtiment des Forces Motrices, le barrage du Seujet a pour principales fonctions de réguler le niveau du lac Léman et de moduler le débit du Rhône. Il comporte aussi une écluse garantissant la navigation sur le Rhône et un groupe de trois turbines destinées à l’alimentation en force motrice à destination de la population et de l’industrie.

Celle-ci est transformée en électricité au départ du barrage, dans une usine en partie immergée sous le lit du Rhône. Elle est en fait directement accolée au barrage qui barre le flux du Rhône. L’arbre des trois turbines Kaplan installées à l’horizontale est relié à un alternateur après avoir transité par un multiplicateur mécanique. Celui-ci accélère la vitesse des turbines pour fonctionner dans des conditions de rendement adéquates.

© Magali Girardin

Le débit de turbinage moyen s’élève à 220 m3/s, mais peut culminer à 400 m3/s. En moyenne, il pourvoit à la consommation électrique de 0,6% de la population genevoise, soit l’équivalent de 6000 ménages. C’est assez modeste, mais le barrage est nécessaire pour répondre aux clauses d’un acte régissant la régulation du niveau du lac que les cantons de Genève, de Vaud et du Valais ont signé en 1984.

Le début de la construction de cette usine hydro-électrique remonte à 1987 et sa mise en service a eu lieu en 1995. L’installation a été construite par l’État de Genève, qui en a transféré la propriété aux SIG. Un quart de siècle plus tard, les éléments de l’usine n’échappent pas aux outrages du temps. « Les machines commencent à être usées et de grands travaux de rénovation vont être entrepris », explique Jérôme Barras, directeur de la production d’électricité aux SIG.

Les premiers signes de faiblesse – le bruit produit par le multiplicateur d’un des trois groupes de turbinage – avaient déjà conduit à son remplacement en 2016-2017.

Le deuxième devrait suivre d’ici la fin de 2021, ce qui devrait coûter entre 2 et 3 millions de francs.

Des travaux de rénovation devraient aussi être effectués sur les deux vannes de régulation du débit du Rhône. La passe à poisson nécessite quant à elle une remise aux normes fédérales en vigueur pour ce type de dispositif afin d’en améliorer l’efficacité, d’où un coût supplémentaire de quelque 4 millions de francs, pris en charge par des fonds gérés par l’Office fédéral de l’environnement.

LA BUVETTE DES LAVANDIÈRES ET LE CAFÉ DES VOLONTAIRES FANNY LÉCHENNE VEILLE AU GRAIN

Fanny Léchenne © Magali Girardin

La promenade des Lavandières donne accès au Bâtiment des Forces Motrices (BFM) quand on part de la place de l’Ile et que l’on passe sous le pont de la Coulouvrenière. Le parcours est bucolique, d’autant plus que, pendant la belle saison, une ancienne roulotte aménagée en buvette sert à boire et à grignoter aux habitués du quartier.

Installée voici 14 ans déjà en cet endroit à l’initiative de l’association La Barje (contraction de Bar et jeunes), avec l’appui de la Ville et du canton de Genève ainsi que l’assentiment du BFM, la Barje déploie tables et sièges entre les arbres qui ombragent les lieux. Elle a redonné vie à ce cheminement piétonnier, surtout depuis qu’un escalier permet d’y accéder à partir de la chaussée du pont de la Coulouvrenière et qu’une passerelle a été aménagée au départ des Halles de l’Île.

L’accueil à la roulotte est assuré depuis 2005 pendant la belle saison, de début mai à fin septembre. Il se prolonge depuis 2016 durant toute l’année au café des Volontaires. Situé sur la place éponyme à l’autre extrémité du BFM, ce dernier, qui est également géré par l’association, fonctionne aussi régulièrement comme café concert.

« L’idée qui a germé dans l’esprit du comité était de permettre aux habitants de se réapproprier les espaces situés sur la place et les rues adjacentes tout en offrant des emplois aux jeunes du quartier », explique Fanny Léchenne, directrice de l’association.

« En été, nous accueillons 25 jeunes en formation ou en insertion pour nous aider à exploiter ces deux sites ainsi que celui installé à La Perle du Lac, qui fonctionne sur le même principe ». Six professionnels encadrent les jeunes et assurent avec eux le service aux clients. « Nous avons recherché le moyen de développer des activités à l’année, ce qui nous a poussés à ouvrir le café », précise-t-elle. « En étant ainsi doublement voisins du BFM, cela nous incite à développer des activités en commun. »

Des actions telles que « Lâche pas ta bouée ! » lancées par l’association visent à prévenir les risques liés aux consommations d’alcool et de drogue par les jeunes. Pour gérer toutes ces activités, l’association est dotée d’un comité fort de sept personnes appuyées par cinq salariés en hiver et 40 en été qui s’autofinancent à 80%. Son objectif est d’atteindre le seuil d’autofinancement et d’apporter sa contribution au projet du canton d’offrir une formation aux jeunes de 16 à 18 ans, de rénover sa roulotte et d’améliorer la gestion des déchets sur ses sites.

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