Le Victoria Hall, une scène culturelle emblématique de Genève

7 février 2025
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Construite à la toute fin du XIXe siècle grâce à la générosité d’un riche mécène britannique, cette salle de concert située au 14 de la rue du Général-Dufour est, depuis sa création, principalement dédiée aux œuvres de musique classique et de jazz. Doté d’une acoustique exceptionnelle de réputation mondiale, ce joyau richement décoré, d’une capacité de 1’700 spectateurs, a accueilli les plus grands artistes.

Fleuron des salles de concert genevoises, le Victoria Hall voit le jour sur une parcelle vacante située à l’emplacement des anciens remparts, démolis suite à une loi de 1849 votée par le Grand Conseil. À l’époque, le mécène, rentier et diplomate britannique Daniel Fitzgerald Packenham Barton, né en 1850 à Édimbourg et établi à Genève depuis ses 16 ans, occupe le poste de consul d’Angleterre. Ce dernier, en plus de posséder une fortune considérable, a deux passions dans la vie : la musique classique et la voile.

Cofondateur de la société nautique de Genève, Daniel F.P. Barton a l’idée de fonder l’Harmonie nautique en 1883 afin de proposer des intermèdes entre les régates et de développer le goût des Genevois pour la musique classique. Le riche consul britannique se promet alors d’offrir à ce nouvel orchestre une salle digne de ce nom. C’est ainsi que, le 18 octobre 1891, est posée la première pierre de ce qui deviendra le Victoria Hall, baptisé ainsi en hommage à la reine d’Angleterre.

©Magali Girardin

Le temple du quatrième art

Dans les décennies précédant l’inauguration du Victoria Hall, d’autres imposants bâtiments publics à vocation artistique, comme le Conservatoire de musique, le Grand Théâtre et le Musée Rath, ont déjà vu le jour dans un quartier qui abrite aussi les établissements bancaires de la place financière genevoise. Ces édifices témoignent de l’essor culturel et économique de la ville ainsi que d’un certain cosmopolitisme, une tendance contemporaine du XIXe siècle. Le 28 novembre 1894, l’inauguration du bâtiment vient ajouter une nouvelle pierre au patrimoine culturel genevois. Dix ans après, Daniel Barton fait don du terrain et de la salle à la municipalité, faisant ainsi du Victoria Hall un bâtiment public, qui allait vivre ses heures de gloire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, la salle peut se targuer d’avoir accueilli des milliers de concerts donnés par des orchestres symphoniques de réputation mondiale.

Pour la conception de sa salle, le philanthrope britannique a mandaté l’architecte genevois John Camoletti, un ami et collègue franc-maçon. Construit dans le style néo-baroque, le bâtiment, de forme rectangulaire et dont la hauteur dépasse légèrement celle de ses voisins, est plutôt éclectique dans sa conception. La sobriété de ses façades latérales contraste avec la richesse du décor intérieur, abondamment orné de stucs rouge profond, de dorures et de fresques. Quant à la façade principale, elle est organisée de manière tripartite dans un style néo-classique et permet l’entrée du public depuis la rue du Général-Dufour.

Le volume de la salle, simple et fonctionnel, garantit par sa conception une excellente acoustique, notamment pour les instruments à vent. Le Victoria Hall se fait ainsi rapidement une réputation et devient la résidence des orchestres philharmoniques avec, en tête, l’OSR, sous la baguette d’Ernest Ansermet qui y enregistre ses concerts et les diffuse à la radio. Dominant la scène, son orgue monumental, commandé à la manufacture Kuhn, est également célèbre dans toute l’Europe.

©Magali Girardin
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Un patrimoine culturel en danger

En 1943, la ville entame une réflexion sur un programme de modernisation, qui ne débouche finalement sur rien de concret. Au début des années 1970, la vétusté de la salle pose des questions de sécurité qui préoccupent sérieusement les magistrats. Les autorités décident donc d’intervenir sur la disposition intérieure des locaux et d’ajouter quatre escaliers de secours sur les deux façades latérales, modifiant ainsi l’aspect du bâtiment, sans toutefois en changer le décor intérieur qui en faisait la réputation.

La sobriété de ses façades latérales contraste avec la richesse du décor intérieur, abondamment orné de stucs rouge profond, de dorures et de fresques.

Le 16 septembre 1984, un incendie d’origine criminelle se déclare sur le podium et ravage intégralement l’intérieur de la salle. Si l’enveloppe du bâtiment est préservée, orgues, stucs et plafonds sont quant à eux réduits à néant. Ce tragique événement fait émerger au grand jour des problématiques longtemps repoussées. Il y a urgence et la salle est alors entièrement rénovée dans le respect du décor d’origine, dont les quelques fragments encore intacts sont restaurés. Quant au plafond, dont les peintures d’Ernest Biéler ont elles aussi été détruites, il est décidé qu’il accueillera désormais une création contemporaine surréaliste commandée au peintre genevois Dominique Appia (1926-2017).

En 1986, le Victoria Hall est définitivement inscrit à l’inventaire des bâtiments dignes de protection, avant d’accueillir un nouveau grand orgue, commandé à la manufacture Van den Heuvel en 1993. Si la sauvegarde patrimoniale du bâtiment paraît désormais acquise, un nouveau projet de modernisation semble inévitable au tournant du XXIe siècle, notamment en ce qui concerne le fonctionnement de la salle et de ses installations techniques qui pâtissent de la concurrence de salles plus récentes.

Cette fois-ci, le projet est précédé d’une étude architecturale et historique plus poussée, qui permet entre autres d’identifier précisément les lacunes fonctionnelles, acoustiques et thermiques. En 2006, après que les crédits nécessaires ont été votés, le bâtiment est ainsi entièrement rénové en conformité avec les exigences modernes et dans un souci de respect et de valorisation du patrimoine. Du sur-mesure en somme, qui a nécessité huit mois de travaux et coûté 10 millions de francs.

Des corrections thermiques et de ventilation ont permis d’éviter que la salle soit trop froide en hiver et trop suffocante en été, tout en réduisant les déperditions énergétiques et en améliorant les flux d’air. La visibilité des spectateurs a été optimisée tout comme le confort des 125 musiciens, grâce à une scène redressée, agrandie et entièrement mécanisée. Désormais, chaque place offre une vue sur le chef d’orchestre.

La musique symphonique aux premières loges

Le Victoria Hall fait partie des cinq scènes culturelles gérées par la Ville de Genève, avec notamment l’Alhambra, lui aussi entièrement rénové en 2012 selon des exigences similaires. En raison de sa configuration, la salle est principalement dédiée à la musique classique, mais accueille aussi les grands noms de la chanson, du jazz et des musiques du monde. Elle est disponible à la location pour les sociétés de production, les associations et les particuliers.

Concernant la programmation, le Victoria Hall n’a pas de direction artistique particulière, ce qui permet d’offrir une belle variété de styles aux spectateurs. Depuis ses débuts, l’institution a néanmoins développé un partenariat privilégié avec l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), un orchestre symphonique de renommée internationale qui occupe un tiers de la saison. Au programme : concerts symphoniques, récitals, musique de chambre, partenariats hors les murs, concerts en famille dès 7 ans et concerts pour les tout petits dès 4 ans. Soyez sûrs d’y retrouver les œuvres des grands compositeurs dont les noms sont inscrits sur la façade principale du bâtiment !

Aujourd’hui, la salle peut se targuer d’avoir accueilli des milliers de concerts donnés par des orchestres symphoniques de réputation mondiale et des artistes internationaux parmi les plus prestigieux, comme Nina Simone, Philippe Glass, Chick Corea ou Lang Lang. Offrant une proximité appréciable entre les musiciens et le public, le Victoria Hall continue de séduire les yeux et les oreilles de ses 1644 spectateurs, grâce à la magnificence de son décor et à ses qualités acoustiques exceptionnelles.

Eve-Anouk Jebejian, conseillère culturelle de la Ville de Genève pour la musique classique et contemporaine

Eve-Anouk Jebejian ©Magali Girardin

Au sein du service culturel de la Ville de Genève, qui est une unité du Département de la culture et de la transition numérique, Eve-Anouk Jebejian travaille sur les enjeux stratégiques liés à la politique culturelle dans le domaine de la musique classique et contemporaine. « Ici, au Victoria Hall, nous sommes sur un modèle de gestion directe, c’est-à-dire qu’il fonctionne de la manière la plus démocratique qui soit. Il n’y a pas de direction artistique active au Victoria Hall. Chaque personne qui le souhaite peut potentiellement louer cette salle, ce qui permet une vraie diversité de styles, bien que l’accent soit mis sur la musique classique. Mais cela laisse la possibilité à des organismes non subventionnés de pouvoir y organiser des concerts », nous explique la conseillère culturelle.

À la question des enjeux auxquels elle doit faire face avec ses collègues, elle nous répond : « À Genève se pose actuellement la question des murs pour la musique classique. Il y a beaucoup d’ensembles et d’orchestres professionnels, ainsi qu’une pratique amateur qui va crescendo, ce qui est un très bon signe. Nous recevons énormément de demandes, au point que nous ne pouvons malheureusement pas toujours y répondre favorablement. Aujourd’hui, nous devons vraiment réfléchir à un écosystème à l’échelle cantonale, qui inclurait plus de lieux pour la musique classique ».

« À Genève se pose actuellement la question des murs pour la musique classique».

Eve-Anouk Jebejian évoque également les enjeux liés à l’accès à la musique classique : « Non seulement les lieux sont insuffisants, comme je l’ai souligné, mais nous réfléchissons aussi au fait de rendre l’expérience du concert classique plus accessible, en déconstruisant certains a priori autour de cet art. Pour certaines personnes, le Victoria Hall, avec son décor somptueux, peut sembler trop élitiste. Notre rôle est d’essayer de faire tomber ces barrières, en proposant par exemple des formats pour la jeunesse, une politique tarifaire plus accessible, ainsi que de nouveaux partenariats inédits ».

David Ripoll, historien de l’art et adjoint scientifique à la Conservation du patrimoine

David Ripoll ©Magali Girardin

David Ripoll travaille pour l’administration cantonale et municipale, au sein des deux offices en charge du patrimoine. Le Genevois nous explique que, dans le cadre de ses fonctions, il a réalisé un ouvrage sur la ceinture Fazyste (1850-1914)[1], ou l’agrandissement de Genève autour de son noyau historique. Il nous parle de la genèse de l’édifice : « Dans le cadre de mes recherches, j’ai étudié un certain nombre de bâtiments publics, comme le Victoria Hall et le Grand Théâtre. Dans le quartier qui nous intéresse – le quartier des banques – des parcelles sont successivement mises en vente à partir des années 1870. À la fin du XIXe siècle, il n’en reste à peu près qu’une seule, qui est vendue aux enchères à un particulier qui veut y construire une salle de concert ».

« Le Victoria Hall affiche véritablement sa fonction et son statut de bâtiment public, avec sa hauteur particulière et son architecture monumentale. »

« Grâce à la générosité de Barton, dont l’origine de la fortune est peu connue, le Victoria Hall vient parachever le développement du quartier », poursuit David Ripoll. « Bâtiment public d’origine privée, il se situe dans la lignée des grands bâtiments culturels qui ont été construits grâce à des philanthropes, notamment autour de la Place Neuve. » Concernant les spécificités de l’édifice, il précise : « Le Victoria Hall affiche véritablement sa fonction et son statut de bâtiment public, avec sa hauteur particulière et son architecture monumentale. Volume rectangulaire et très peu percé – ses façades latérales sont opaques – il a un caractère introverti, mais qui n’est pas du tout anormal pour une salle de concert ». Quant aux matériaux, l’historien de l’art souligne l’importance du soubassement en roche, d’une robustesse particulièrement expressive. Tout aussi remarquables sont les éléments de décor comme la corniche ou les colonnes, concentrées sur la façade principale du bâtiment.

David Ripoll rappelle également le côté innovant de cette salle de spectacle, qui fut l’une des premières à recevoir l’éclairage électrique. « Le chauffage et la ventilation permirent également d’avoir un confort au-dessus de la norme de l’époque », précise-t-il, avant d’ajouter : « Il y a un troisième élément unanimement salué dès les débuts de l’exploitation de la salle, c’est son acoustique. Ces qualités se sont prolongées tout au long du XXe siècle, bien que, avec les progrès de la technologie et l’obsolescence d’un certain nombre d’équipements, le bâtiment ait passablement changé au fil du temps. En ce qui concerne la salle en revanche, elle est quasiment restée dans son état d’origine, avec ses spécificités, très décoratives et monumentales ».

David Ripoll revient ensuite sur l’événement majeur qui a détruit l’intérieur du bâtiment en 1984 : « Dans ce genre de cas, il y a deux options d’intervention, soit on débarrasse tout ce qui est abîmé et on le remplace par quelque chose de moderne, soit, au contraire, on reconstitue ce que l’on peut reproduire pour revenir à une sorte d’état d’origine du bâtiment. C’est la seconde option qui a été choisie, à l’exception du plafond dont la fresque, trop abîmée, a été remplacée par la peinture de Dominique Appia ».

Joaquim Gomes, régisseur principal

Joaquim Gomes ©Magali Girardin

Joaquim Gomes travaille avec une équipe de 18 personnes sous sa responsabilité, précisant que, « pour chaque concert ou manifestation, il y a une moyenne de 23 à 26 personnes qui sont présentes dans la salle, entre les ouvreuses, les contrôleurs, le personnel de vestiaire, la sécurité, les huissiers et les régisseurs plateau ». Lui qui a commencé en bas de l’échelle, en tant que contrôleur, a petit à petit gravi les échelons, avant de se retrouver régisseur en 2001.

« Je m’occupe vraiment de tout ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment, du premier contact avec l’organisateur, de ses besoins et de la signature du contrat. Et puis il y a la manifestation, pour laquelle je gère toute la partie technique : l’accueil, le son, la lumière, la logistique », nous explique-t-il.

Il nous parle également des défis qu’il a rencontrés en vingt-trois ans de métier : « Ici, nous sommes dans une salle dédiée à la musique classique. Lorsqu’il y a, disons, de la variété, c’est un peu plus complexe à gérer au niveau de la sonorisation. Cela ne sonne pas forcément de manière optimale, à cause de la forte réverbération, et nous devons gérer ça tant bien que mal avec les techniciens des artistes. Mais les travaux de rénovation de 2006 nous ont facilité la tâche ».

« Mais, globalement, ça reste très varié au niveau artistique, et on ne s’ennuie jamais ».

Pour terminer, Joaquim Gomes nous explique : « Aujourd’hui, nous recevons énormément de demandes, car d’autres lieux dédiés à la variété, comme l’Arena ou le Théâtre du Léman, sont souvent déjà complets très à l’avance. Nous essayons donc de nous concentrer sur les types de manifestations les plus adaptés pour le Victoria Hall. Mais, globalement, ça reste très varié au niveau artistique, et on ne s’ennuie jamais ».

[1] David Ripoll, Genève, la ceinture Fazyste (1850-1914), Berne, Société d’histoire de l’art en Suisse, 2024

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