L’Ecole de Sécheron
Sise au numéro 15 de l’avenue de France, l’École de Sécheron est un complexe scolaire érigé entre 1909 et 1911, à l’origine pour la commune du Petit-Saconnex. Avec son imposante façade sud-est visible depuis la rue de Lausanne, le bâtiment construit dans le “style suisse” et selon les principes de la pédagogie moderne est inscrit au patrimoine public de Genève et accueille actuellement 400 élèves du primaire.
Au tournant du XXe siècle, Genève présente un visage bien différent de celui d’aujourd’hui. À l’époque, le Petit-Saconnex n’est qu’une vaste commune suburbaine qui, l’instar de Plainpalais et des Eaux-Vives, ne fait pas encore partie de la ville, contrairement aux quartiers des Pâquis, Montbrillant ou Saint-Gervais. Ces derniers achèvent leur urbanisation alors que la zone de Sécheron, à la limite de la ville et rattachée au Petit-Saconnex, est plutôt un faubourg qui s’est industrialisé, mais qui possède encore de nombreux terrains vagues.
C’est cet emplacement stratégique proche de la gare, entre les voies de chemin de fer et la rue de Lausanne, qui est choisi pour implanter la nouvelle école communale de Sécheron-Prieuré et accueillir les élèves du Petit-Saconnex, qui amorce alors un développement démographique. Les années 1910 sont contemporaines de la deuxième génération des bâtiments scolaires genevois, comme l’école des Eaux-Vives, celle des Pervenches à Carouge, l’école des Cropettes ou encore de la Roseraie. Nouvellement réformée, l’instruction publique genevoise, désormais généralisée, gratuite et obligatoire, doit former une jeunesse de plus en plus nombreuse.
Les principes modernistes se concrétisent dans cet effet d’axialité et de rigidité du bâtiment.
Le “style suisse” à Genève
En 1908 se tient un concours public d’architecture. Vingt cinq dossiers sont déposés et la commune en retient trois ex æquo. Finalement c’est le projet d’Henri Garcin et de Charles Bizot qui est choisi. Dans des styles très éclectiques, ces derniers ont déjà réalisé plusieurs ensembles importants en Suisse romande, dont les Pervenches à Carouge. Leur projet pour la commune du Petit-Saconnex témoigne de nouvelles recherches esthétiques, propres à exacerber le sentiment national patriotique des écoliers.
En réaction au style néo-classique de la première génération des écoles genevoises, il convient désormais de mettre en avant l’imaginaire ancestral suisse, le pittoresque et le vernaculaire. C’est ce que l’on a appelé le Heimatstil ou “style suisse”, un mouvement qui, au-delà de ses considérations esthétiques, avait évidemment des visées idéologiques et politiques.
Comme dans le reste de l’Europe, outre la légitimation des nationalismes, ce sont aussi l’hygiénisme et le fonctionnalisme qui se traduisent dans l’architecture de cette période. Il faut pourvoir à l’éducation physique et morale des futurs citoyens selon la maxime « un esprit sain dans un corps sain ». À Sécheron, le plan est en longueur, la circulation est claire (un corridor unilatéral à chaque étage), les fenêtres à croisées sont larges pour l’aération, la division filles-garçons est parfaitement symétrique. Quant à la salle de gymnastique, séparée du bâtiment principal, elle permet une liberté maximale des mouvements, sans contraintes de volume.
Les principes modernistes se concrétisent dans cet effet d’axialité et de rigidité du bâtiment. Si cela paraît de prime abord contradictoire avec la grammaire passéiste et mouvementée de certains volumes – en témoignent les toitures en pointe très complexes ou les tours d’angle à contreforts qui abritent les cages d’escalier –, on assiste ici à une synthèse réussie entre rationalisme et pittoresque. C’est cette logique binaire qui confère son aura à l’établissement.
On assiste ici à une synthèse réussie entre rationalisme et pittoresque. C’est cette logique binaire qui confère son aura à l’établissement.
L’école, pouvant accueillir 750 élèves, est inaugurée pour la rentrée scolaire, le samedi 26 août 1911. Composée d’un bâtiment principal de trois étages, d’une salle de gymnastique reliée par le porche d’entrée latéral et d’un préau couvert, elle accueille 18 nouvelles classes qui sont toutes orientées sur la façade sud-est, leur offrant un maximum de lumière. Située un peu en retrait de l’alignement de la rue de Lausanne, elle bénéficie également d’un large préau à l’avant, idéalement orienté. Ce retrait permet par ailleurs de marquer la puissante implantation du bâtiment sur son site. Sécheron n’est encore qu’un faubourg, mais sa nouvelle école est là pour signaler la transition avec la ville. D’une certaine manière, elle annonce l’urbanisation à venir.
Un travail de réhabilitation
C’est au milieu des années 80 que la Ville commence à étudier la question de la réhabilitation de l’école de Sécheron. Si de multiples réfections avaient eu lieu au fil des ans, certaines ayant effacé les traces du décor intérieur originel, la substance du bâtiment avait été conservée. Son inscription au patrimoine public en 1986témoigne de la reconnaissance de sa valeur architecturale et historique, lui qui avait échappé de peu à la démolition en 1964, suite à un projet de traversée de la rade. Son style, très savamment composé et dénué de tout faux-semblant, doit être relu à la lumière des principes de la pédagogie moderne et des mouvements stylistiques qui ont côtoyé la naissance des nationalismes européens.
Le projet est mis à l’étude en 1994. Prévue en deux phases et d’un coût de 9,154 millions de francs, la réhabilitation du bâtiment est terminée pour la rentrée de 1995et les aménagements extérieurs, une année après. On la doit à Michel Ducrest et Aygen Arikök (A+A Architectes associés SA). Selon leurs mots, le respect du cadre a été primordial dans ce travail. L’enveloppe extérieure a dû être restaurée selon le principe de l’intervention minimum: nettoyage de la façade, réparation des toitures et reconstitution des poinçons. Quant aux espaces intérieurs, ils ont été modernisés : nouveaux aménagements réversibles des classes, rénovation des circulations et de la salle de gymnastique, création d’un appartement dans les combles pour le concierge ainsi que d’un ascenseur, imposé par l’État.
Les améliorations se sont concentrées sur trois axes que sont les installations techniques, le confort et la sécurité. Finalement, c’est la qualité initiale du projet, résultant d’un concours public d’architecture, qui a permis ce “revival” spatial et fonctionnel. Les volumes importants de l’école et de la salle de gymnastique ont largement facilité ce travail. Un dialogue a pu se créer dans ce lieu où différents langages architecturaux s e côtoient. Pour reprendre les mots des architectes en charge de cette réhabilitation, « il est permis de penser que l’œuvre n’est pas achevée et que d’autres poursuivront cette tâche à l’avenir, et selon les besoins ».
Redonner à l’école sa pleine fonction sociale
Trente ans après sa réhabilitation, le bâtiment trône toujours à l’angle de la rue de Lausanne et de l’avenue de France. La mosaïque d’origine, avec l’inscription “École communale du Petit-Saconnex”, a quant à elle disparu de la façade. Recouverte de peinture à une époque, elle fut redécouverte, déposée et restaurée avant d’être remontée dans l’ancien préau couvert. Les temps du romantisme et du mythe de la création helvétique, contemporains de l’établissement, semblent aujourd’hui lointains. Le Heimatstil n’aura été qu’un épiphénomène de l’architecture scolaire genevoise. Et pourtant, pour l’œil averti, ces codes sont toujours lisibles sur la façade du bâtiment.
Le directeur actuel reconnaît le pouvoir évocateur de son bâtiment. Mais, plus généralement, il remarque aussi une certaine désacralisation de l’appareil pédagogique public. Pour lui, l’école doit conserver son pouvoir symbolique pour continuer à remplir sa fonction sociale, seule garante de sa pérennité. Dans un quartier qui a aujourd’hui massivement migré vers le tertiaire et qui vit une baisse de sa natalité, il nous raconte les nouveaux défis auxquels son établissement fait face.
Jacques Pasquier
Directeur de l’établissement Sécheron/De Chandieu
« Il arrive parfois que des touristes en balade entrent dans le bâtiment sans savoir qu’ils sont dans une école. Ils doivent probablement croire qu’il s’agit d’un site historique typiquement suisse ou je ne sais quoi » plaisante le Franco-suisse en poste depuis 2013. « Quantaux enfants, certains l’appellent l’école d’Harry Potter », ajoute-il, en référence au style architectural très pittoresque de son établissement.
« Il arrive parfois que des touristes en balade entrent dans le bâtiment sans savoir qu’ils sont dans une école. »
Une fois qu’il a poussé la porte de son bureau, tout va très vite. « Les journées sont courtes, et les dossiers sur lesquels je travaille avec mon équipe sont nombreux : la gestion globale, les sorties, les parents d’élèves, etc. », poursuit-il. « L’engagement dans l’instruction publique, cela signifie vraiment quelque chose. C’est un métier humain avant tout, et extrêmement valorisant, mais en même temps difficile. Le recrutement est très important. Nous devons créer un cadre bienveillant et harmonieux pour nos élèves, où chacun se sent compris et mis en avant. Cela passe par le respect, envers soi-même, envers les autres et envers son environnement. »
En dix ans à la tête de l’établissement, Jacques Pasquier a eu le temps de voir les moeurs évoluer : « Depuis que je fais ce métier, la société a énormément changé, et les élèves aussi. Tout est différent. L’instruction publique a été désacralisée, dans un monde où tout devient un produit de consommation. Nous vivons également dans une culture de l’instantané, dans laquelle nous devons proposer des solutions sur mesure, adaptées à chacun ». Il ajoute encore : « Mais cela ne doit pas nous éloigner de notre objectif, c’est-à-dire d’offrir à chaque élève le meilleur parcours scolaire possible, en faisant en sorte qu’ils développent leurs plein potentiel ». Le dépassement de soi, c’est quelque chose que connaît bien le directeur, lui qui nous a confié être un amateur d’ultra-marathons, lorsque son emploi du temps le lui permet.
Pierre Tourvieille de Labrouhe
Conseiller en conservation du patrimoine architectural de la Ville de Genève
« La qualité de ce bâtiment réside, entre autres, dans le fait qu’il est le fruit d’un concours public d’architecture, ce qui était la norme à l’époque et qui l’est toujours aujourd’hui en ville », nous explique celui qui accompagne les services municipaux dans la restauration et le développement des projets sur les monuments historiques. « Une autre caractéristique singulière est son programme hygiéniste et fonctionnaliste », poursuit-il. « Les architectes proposent un gymnase séparé et annexé au bâtiment principal, ce qui est nouveau. C’est l’illustration qu’à l’époque, on accorde une importance tant à l’éducation physique que morale des écoliers. Et si l’on observe la façade, il y a un rapport entre deux tiers de vide pour un tiers de plein. Pour des raisons évidentes, la lumière et l’air devaient pouvoir pénétrer au maximum dans les salles ».
« La qualité de ce bâtiment réside, entre autres, dans le fait qu’il est le fruit d’un concours public d’architecture. »
Il revient ensuite sur la sémantique du bâtiment, caractéristique du “style suisse”, un mouvement architectural très bref dans le temps : « L’époque de sa construction se situe dix ans après l’exposition nationale suisse de 1896 qui se tient à Genève et qui voit l’apogée du Heimatstil. À Sécheron, on a essayé de trouver une écriture qui illustre la Suisse et son unité. Elle dénote évidemment un certain patriotisme. En ce qui concerne les toitures, elles possèdent un goût alémanique, qui peut rappeler celui des maisons bernoises. Plutôt que de l’occulter, les architectes ont en quelque sorte mis en scène la charpente, avec ses volumes mouvementés et découpés sur le ciel. Il y a aussi cette grande horloge sommitale à clocheton, qui magnifie l’ensemble ».
Le conservateur nous parle aussi du choix des matériaux : « Avec le socle du bâtiment, qui est un appareil de roches en bossage assez massif, on retrouve l’idée de solidité qui émane des Alpes suisses. Mais ce que peu de gens savent, c’est qu’en fait, on est allé chercher ces pierres dans le sud de la France, dans la carrière du Pont du Gard plus précisément. Elles sont extraites d’une roche assez tendre, donc à un coût accessible pour les collectivités de l’époque, en l’occurrence la mairie du Petit-Saconnex qui voulait que le budget soit respecté. Finalement, avec le développement des chemins de fer et de la gare toute proche, les distances n’étaient plus si importantes, donc on a pu se le permettre. »
Pour terminer, Pierre Tourvieille a tenu à saluer la qualité initiale du projet des architectes Garcin et Bizot : « En 90 ans, si l’on excepte quelques interventions ponctuelles, l’école n’a connu aucune transformation d’ampleur. Et, suite à sa réhabilitation dans les années 90, le bâtiment a totalement conservé sa fonction, son organisation, sa circulation, ses salles de classe et son gymnase. Cette intervention s’est déroulée selon les principes de la Charte de Venise, c’est-à-dire dans un respect strict du cadre historique, mais aussi en affirmant l’intervention afin qu’elle soit lisible de tous. » En conclusion, il se montre très confiant quant à l’avenir de l’établissement : « Le projet initial a parfaitement répondu aux attentes si bien qu’aujourd’hui, la Ville ne prévoit aucun projet d’envergure sur cette école mais continue de l’entretenir soigneusement. »