La Bâtie Rouelbeau

18 juin 2020
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Premier monument historique classé par les autorités genevoises en 1921 suite à l’adoption de la loi cantonale genevoise sur la protection des monuments et des sites, la bâtie Rouelbeau a commencé à être érigée en 1318. Elle est tombée en décrépitude au fil des temps, mais un important travail de remise en valeur du site s’est fait à partir de fouilles lancées en l’an 2000 par le Service cantonal genevois d’archéologie.

De tout temps, Genève a suscité la convoitise de ses voisins attirés par les richesses qu’elle recelait en raison de sa position stratégique liée au passage et au séjour des marchands, artisans, cultivateurs et hommes de science qui s’y arrêtaient et y déployaient leurs activités. C’est en guise de protection contre ces attraits que furent construits les maisons fortes et châteaux qui font la fierté de son patrimoine.

Située sur l’actuelle commune de Meinier, la bâtie Rouelbeau est l’exemple emblématique d’un site dédié tant à cette recherche de protection qu’à la garantie d’un accès aux rives du lac Léman, une importante voie navigable à l’époque pour le transport et le transit des marchandises et matériaux indispensables au développement de la région. La construction de ce château situé sur la rive gauche du lac remonte à 1318. L’ouvrage de défense érigé par le chevalier Humbert de Chollay (ou Choulex), fut le siège d’une châtellenie administrée par un certain Hugues Dauphin, sire de Faucigny. Laissé à l’abandon depuis son apogée au Moyen Âge, le site est resté à l’état de ruine jusqu’à ce que de récentes fouilles le remettent en lumière.

De son apogée à sa décadence

D’abord construit sous la forme de palissades et de bâtiments faits de rondins de bois qui furent ensuite remplacés par des murs maçonnés en molasse, l’édifice a été utilisé comme ouvrage de défense destiné à protéger les habitants de la région des velléités des comtes de Genève, des seigneurs de Faucigny (dont les territoire s’étendait des rives de l’Arve jusqu’à Chamonix) ainsi que de la maison de Savoie, qui se disputaient la possession des terres situées sur la rive gauche du lac. Cette situation dura au moins jusqu’en 1355, date à laquelle le Faucigny fut englobé dans les frontières du comté de Savoie.

L’intérêt stratégique du château perdit pourtant de son importance et le site fut progressivement délaissé. « La découverte des premières traces du château original ne s’est pas faite du jour au lendemain. C’est en dégageant la terre par des décapages successifs en fines couches que l’on y est enfin arrivé », précise Jean Terrier, archéologue cantonal et chargé de cours au département des sciences de l’Antiquité de l’Université de Genève.

L’édifice subit encore d’importantes transformations dans le courant de la première moitié du XVe siècle. Un nouveau corps de logis érigé à l’intérieur de ses fortifications, fut mis au jour lors des fouilles effectuées depuis l’an 2000. « Pour nous, la surprise a été de tomber sur des traces de palissades en bois, alors que la bâtie Rouelbeau était surtout connue pour ses ruines en maçonnerie de pierre », enchaîne Jean Terrier. « Cela a été une véritable révélation, car nous n’avions aucune certitude de l’existence d’une forteresse en bois antérieure au site en maçonnerie. »

Une structure défensive très ingénieuse

C’est à l’occasion du projet de renaturation des sources de la Seymaz que les fouilles effectuées sur place ont révélé un véritable trésor archéologique. L’état de délabrement du site a interpellé les archéologues qui se sont penchés sur la mise en valeur du site de Rouelbeau. En effet, il ne subsistait plus que quelques pans de murs, une ébauche de porte principale et des fondations de deux des quatre tours qui laissaient entrevoir les pignons de l’enceinte de défense du site. « L’intérêt majeur de ces fouilles a été de tomber sur une bulle du pape Innocent IV qui donnait son autorisation de construire une église dans le village d’Hermance à Aymond II, baron de Faucigny, qui avait fondé ledit village sur les rives du lac Léman au milieu du XIIe siècle », souligne encore Jean Terrier.

Jean Terrier, archéologue cantonal et chargé de cours au département des sciences de l’Antiquité de l’Université de Genève © Maurane Di Matteo

La palissade défensive périphérique était constituée d’un alignement de 180 poteaux d’environ 30 cm de diamètre qui formaient un rectangle de 131 m de longueur. Les trois tours d’angle de 8 m de hauteur étaient réalisées à partir de poteaux de 30 cm de diamètre et de 4 m de hauteur. Le château surplombe une vaste esplanade où il était prévu de construire une ville, peut-on lire dans la description qui en a été établie en 1339.

Les fondations d’une maison à colombage construite sur deux étages ont été retrouvées au centre du rectangle constitué par ce palissage en bois. Cette maison comprenait une étable et un cellier à son niveau inférieur et, à l’étage, une chambre et une salle de réception. Le sol du rez-de-chaussée était recouvert d’un tapis de galets qui avait pour but de drainer les eaux stagnantes vers l’extérieur.

« Nous n’avons malheureusement pas trouvé de comptes de châtellenie qui auraient pu nous donner ce type d’information, mais le château en bois a été construit assez rapidement, car il suffisait de dresser des poteaux pour construire les palissades. Il a fallu engager pour cela une trentaine d’ouvriers, en majorité des paysans de la région », estime Jean Terrier. « Pour ce qui est du château en pierre, plus d’une trentaine de paysans de la région ont été nécessaires pour ériger les murailles en boulets provenant de l’Arve. Celles-ci étaient renforcées par des parements en molasse, sans compter que les fondations descendaient profondément dans le sol. Cela a assurément duré deux ans, pendant lesquels les palissades en bois ont été maintenues lors de la construction des murailles en pierre », enchaîne-t-il.

Une mue qui touche le site de fond en comble

C’est vraisemblablement avant 1355, à l’issue de la guerre qui perdura entre la Savoie et le Dauphiné de Vienne de 1282 à 1355, que la bâtie Rouelbeau subit sa plus profonde mue, avec la construction de murailles en pierres érigées à l’extérieur de la précédente ceinture en bois. La nouvelle enveloppe servant de mur de fortification formait dès lors un rectangle de 52 m sur 39 m. Celui-ci est garni de quatre tours circulaires de 9 m de diamètre construites en saillie des murailles, ce qui offrait une meilleure capacité de défense par rapport aux anciens ouvrages circonscrits à l’intérieur de la palissade en bois. D’une épaisseur de 2 m 30, la muraille en pierre comporte un parement en molasse. Sur la face ouest de la forteresse, un pont-levis fortifié ferme l’entrée du site.

Au centre de la bâtie, l’ancienne maison en colombage continue d’assurer le logement de la garnison. En temps de guerre, elle abrite six nobles à cheval et dix hommes à pied, alors qu’en temps de paix, seuls deux ou trois hommes sont en charge de la sécurité et de l’intendance des lieux.

La dernière transformation majeure du château intervient après 1429, alors que Guillaume de Genève revendique la possession de la bâtie en tant que fief du duc de Savoie. L’ancienne maison à colombage est détruite, remplacée par un bâtiment érigé le long de ses ruines. Un logis est accolé à la courtine entre la porte et la tour. Ce seront les derniers travaux importants d’amélioration que subira le site.

La forteresse restera ensuite entre les mains de la famille de Genève-Lullin durant deux siècles sans grand changement. Ce n’est qu’au terme d’un gigantesque travail de fouilles des lieux, placées sous la direction de Jean Terrier et de Michelle Joguin Regelin que l’on a pu retracer avec précision le cheminement de ce haut lieu d’un chapitre très intéressant de la vie des protecteurs des richesses patrimoniales de la région. « On n’a retrouvé que très peu d’objets précieux, car la bâtie n’était pas un château d’apparat occupé par un seigneur », indique Jean Terrier.

Faire revivre et perdurer le site de manière durable

© Maurane Di Matteo

La principale question pour les archéologues était de savoir s’il était possible de préserver tous les vestiges de la bâtie originelle à l’air libre sans qu’ils disparaissent inéluctablement.

Lors des travaux préliminaires à sa restauration des années 2000, plusieurs solutions ont été évoquées pour sauvegarder la valeur patrimoniale de ce site. L’une d’entre elles prévoyait une couverture qui protégerait les ruines d’une dégradation totale en cas d’intempéries, d’autant plus qu’elles se trouvaient dans une zone fortement marécageuse.

« Le fait d’être implanté sur des marécages rendait son accès très compliqué aux armées ennemies et lui offrait de ce fait une excellente protection », relève Jean Terrier.

La seule option envisageable pour remédier à la dévastation du site a donc consisté à combler les traces archéologiques découvertes. L’autre alternative consistait à ériger un bâtiment protégeant l’intégralité de la superficie du site. Cette dernière option s’est pourtant avérée utopique en raison du coût exorbitant qu’aurait engendré une telle opération et du fait que les ruines du château se situaient dans un contexte naturel protégé par la législation en vigueur pour les zones forestières.

Cette situation découle du classement du site en zone de nature et de l’interdiction faite aux paysans d’y laisser paître le bétail, avec comme corolaire la prolifération du reboisement naturel d’essences locales qui y avaient repris leurs droits. C’est ainsi que, au fil des ans, la parcelle abritant les ruines du château s’est transformée en une forêt très dense.

La préservation des murs du château fit également l’objet de discussions. C’est finalement la solution d’une structure constituée de boulets liés à la chaux qui fut retenue pour renforcer les murs, mais sans y associer leurs parements de molasse, qui rappelaient l’apparence historique de ruine dans laquelle ils avaient été retrouvés. Un mortier à la chaux protège le couronnement de la maçonnerie contre l’infiltration des eaux pluviales et de ruissellement.

Les nouvelles technologies au service de l’archéologie

Restitution architecturale. Version originale en bois, 1340 © On-Situ

Avant que l’on procède au comblement des vestiges archéologiques de la bâtie Rouelbeau en vue de sa protection contre les intempéries, l’ensemble du site a fait l’objet d’un relevé topographique précis et en trois dimensions réalisé au moyen d’un drone. Le relevé englobait les locaux de la bâtie qui servaient d’habitat aux troupes qui y séjournaient, ainsi que les parties encavées et les ruines du château et de ses douves. Les nouvelles technologies furent surtout utilisées pour réaliser une reconstitution sous forme de modèle informatique reproduisant le plus fidèlement possible les différentes étapes de la construction du site à partir des résultats des fouilles. Quatre séquences d’un film de synthèse combinant des éléments archéologiques et leur transposition en 3D illustrent de manière virtuelle comment a débuté et évolué la construction du château et le rôle de ses différentes parties en ruine.

Elles permettent de comprendre de manière très didactique le contexte historique du site et les phases de construction de la bâtie. L’animation englobe les éléments constructifs créés au moyen de structures et textures de synthèse facilitant la compréhension par le grand public de l’évolution des différentes parties des chantiers de construction successifs du site.

On découvre par ailleurs sur des documents iconographiques que les terrains marécageux sur lesquels la bâtie était implantée ont été utilisés par les gens de la région qui y faisaient du patinage ou que des paysans y ont travaillé pour cultiver ou assécher le sol devant les murailles et les fossés. On voit ainsi revivre la vie de la forteresse dans ses plus infimes détails tant constructifs qu’historiques. Les reconstitutions et animations vidéo peuvent être visionnées en ligne sur www.batie-rouelbeau.ch

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