Il était une fois le château du Crest

22 août 2022
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Comment la maison forte érigée aux alentours de 1350 par l’évêque de Genève s’est-elle transformée en château, monument aujourd’hui répertorié comme bien culturel d’importance nationale ? Comment le vaste domaine viticole et agricole qui le jouxte a-t-il acquis au fil du temps ses lettres de noblesse ? Promenade historique entre hier et aujourd’hui.


©Magali Girardin

Ce ne sont pas moins de trois châteaux qui témoignent du passé à la fois noble et houleux du mandement de Jussy. La commune sise à l’extrémité nord-est du canton de Genève porte dans sa mémoire un peu de cette histoire-là comme immobilisée sur son blason. Mais, des trois édifices qui avaient longtemps défié le temps et les querelles de chapelle, seul le château du Crest dresse encore sa majestueuse silhouette.

La bâtisse originelle figure comme une place forte avec son pont-levis, ses meurtrières et ses fossés qui la ceignent. C’est là que réside un seigneur investi par l’évêque de Genève. Le domaine est vaste et plusieurs familles de Compeys, de Rovorée en deviennent successivement les propriétaires. « La maison du Crest apparaît dans les textes en 1343 et semble avoir été fortifiée peu après, avant 1362. Dans le contexte des guerres avec la Savoie, le château subit des attaques les 7 juillet et 2 août 1590 », explique Matthieu de la Corbière, directeur du Service de l’inventaire à l’Office du patrimoine et des sites. La Réforme mine les relations entre la puissante Genève, la Rome protestante et la Savoie catholique. L’édifice jusserand abrite les opposants au calvinisme. Michel de Blonay, seigneur du Crest en 1536, ne semble guère prompt à prêter allégeance aux autorités genevoises. La guerre est déclarée entre la Ville réformée et la Savoie catholique. L’édifice ne résiste pas longtemps aux assauts des troupes calvinistes.« Il est alors incendié et démoli. Il renaît de ses cendres en 1624-1626 grâce à Agrippa d’Aubigné »,reprend Matthieu de la Corbière.

Agrippa d’Aubigné, guerrier, poète et bâtisseur

La Genève peu à peu apaisée après des années de tumulte devient la terre d’accueil de nombreux huguenots qui fuient les persécutions dont ils sont victimes en France. Théodore Agrippa d’Aubigné n’échappe pas à l’exode. S’il est certes poète et écrivain, l’homme n’a rien d’un doux rêveur : c’est un chef de guerre intransigeant dont les faits d’armes sont glaçants. Ennemi juré de l’Église romaine, il acquiert ce qui ne ressemble plus qu’à un amas de ruines oubliées au cœur du mandement. L’ancien écuyer d’Henri IV, que la Suisse a engagé pour fortifier les cantons de Genève, Berne et Bâle, se verrait bien dans l’habit d’un châtelain. Il veut redonner au château ses couleurs d’antan. Mais voilà, la Genève, inquiète de voir s’implanter un nouveau bastion fortifié à ses portes, n’accède que du bout des lèvres à sa requête. Le droit de construire ne fait état que « d’une maison pour se garantir contre les larrons et les assassins ». Soit, mais Théodore Agrippa d’Aubigné n’est pas homme à se soumettre aisément. On le dit belliqueux et enclin à des colères retentissantes. Le « bâtisseur » fait donc ériger une place d’armes dotée de tourelles, de meurtrières et, bien sûr, d’un pont-levis. L’édifice est aussi protégé par un fossé profond. Genève s’accommode bon gré mal gré des libertés prises par l’écrivain. Il faut dire que ce dernier a quelques tours dans sa manche. Certes, l’édifice ressemble plus à une place fortifiée qu’à une résidence même protégée mais il peut servir de rempart aux éventuels assauts des armées papistes contre la Ville. Pour le surplus, le maître des lieux développe un système de communication – que l’histoire ne détaille pas – entre Genève et son château qui lui permet de donner l’alerte en cas d’invasion. Il a donc gain de cause et, dans son fief de Jussy, il consacre le reste de sa vie à l’écriture.

Jacques Micheli, seigneur du Crest

Après sa mort en 1630, sa veuve vend la propriété à Jacques Micheli, issu d’une famille patricienne de Toscane, qui acquiert la seigneurie du Crest. Six Micheli lui succèdent jusqu’à la Révolution. C’est le botaniste Marc Micheli qui fait ajouter en 1880 une tour carrée au château en même temps qu’il agrandit les lieux. La famille est très impliquée dans la vie politique genevoise. Plusieurs de ses membres occupent des postes importants dans la ville réformée. En 1721, Jacques-Barthélémi Micheli du Crest est élu au parlement de la République de Genève. Inventeur du thermomètre universel et écrivain, esprit fin, il est responsable d’un projet de fortifications autour de la ville. Cependant, l’option prise par les autorités suscite de sa part quelques vives et acerbes critiques. Le voilà donc exclu du Conseil, privé de ses biens et de ses droits civiques. Ses prises de position lui vaudront même une condamnation à mort par contumace. Le château demeure toutefois au sein de la famille.

En 1989, une part du domaine est ravagée par un incendie. Yves Micheli entreprend des travaux de reconstruction et le château est intégré à la Fondation Micheli-du-Crest en 1995. « J’ai donné tous mes actifs relevant de notre tradition familiale ainsi qu’un capital de dotation dans le triple but de mettre ce merveilleux patrimoine à l’abri d’éventuels futurs impôts de succession, d’éviter une donation en indivision à mes trois enfants, mortifère par définition, et d’assurer ainsi la pérennité de ce patrimoine acquis par mes ancêtres en 1637 », précise Yves Micheli.

« Il est alors incendié et démoli. Il renaît de ses cendres en 1624-1626 grâce à Agrippa d’Aubigné. »


Matthieu de la Corbière ©Magali Girardin


©Magali Girardin

Agriculture et vignes respectueuses de l’environnement

Depuis la route du château du Crest, les promeneurs peuvent observer les façades immaculées de cette demeure, témoin intact de plusieurs siècles d’histoire. Mais, loin d’être resté figé, le vaste domaine qui la jouxte connaît depuis plusieurs décennies une incroyable effervescence. Josef Meyer est arrivé sur les terres jusserandes en 1985. Entrepreneur passionné, infatigable aussi, il développe peu à peu l’exploitation. L’agriculture couvre aujourd’hui 185 hectares. Le blé, le colza et la betterave sucrière mais aussi l’orge et le tournesol murissent sur les terres exemptes de produits phytosanitaires. Les productions agricoles ont d’ailleurs reçu le label IP Suisse figuré par la coccinelle. Dans le même temps, l’exploitant veille sur les vignes qui s’étendent sur 20 hectares de sol généreux favorisant la diversification des cépages.

« La grande famille du Crest emploie une vingtaine de collaborateurs toute l’année et une dizaine de saisonniers. »

C’est Yves Micheli qui a relancé la vinification en investissant dans de nouvelles structures. Elle avait été abandonnée en 1951 et le produit des vendanges était alors livré à la coopérative de la Cave de Genève. Les bouteilles de Chasselas, Aligoté, Landot, Sauvignon, Gamay ou encore de Gamaret qui portent l’estampille Château du Crest garnissent l’étalage de la réception après avoir achevé leur maturation dans les immenses fûts soigneusement préservés des variations de température. Les deux caves, dont l’une voûtée a été réalisée en 1994, abritent les précieux fruits de la vigne. C’est au domaine que les amateurs du précieux nectar viennent déguster les breuvages avant de faire leurs emplettes. Depuis l’obtention du premier cru Château du Crest en 1989, les viticulteurs ont raflé plusieurs Sangliers de bronze qui distinguent les vins genevois. Josef Meyer n’est pas le seul à bord, comme il aime à le souligner.


Josef Meyer ©Magali Girardin

Sa fille Esther Dos-Santos Meyer compte déjà parmi ses associés. Il s’est aussi adjoint, depuis plusieurs années, les services d’un ingénieur agronome, Dominic Walter, venu apporter son expertise.« La grande famille du Crest emploie une vingtaine de collaborateurs toute l’année et une dizaine de saisonniers », explique l’exploitant.


©Magali Girardin

Sur la brochure remise aux visiteurs, on note aussi que l’exploitation s’est spécialisée dans l’élevage de porcs. La paille dorée du Crest accueille plus de 600 groins dorlotés puis commercialisés sous le label Genève Région Terre Avenir GRTA. Aux trésors de la terre se sont ajoutées de nouvelles activités. Le domaine sert de cadre à des séminaires organisés par des entreprises ou à des évènements privés. Et puis, des chambres d’hôtes, aux décors campagne chic en harmonie avec le majestueux château, ont été récemment inaugurées. Ce véritable écrin de verdure, hors du brouhaha urbain, est certes propice à la rêverie et à la détente, mais aussi à la découverte du travail agricole. L’agrotourisme, nouvelle corde ajoutée à l’arc du domaine, a, il est vrai, le vent en poupe. L’émergence de la Covid-19 et des mesures sanitaires édictées par les autorités suisses ont véritablement décuplé les envies de retour à la nature et de slow life aussi pour les touristes.

Un musée dédié à la peinture

En près de 40 ans, Josef Meyer a multiplié le chiffre d’affaires de l’exploitation par dix. Celui-ci représente aujourd’hui plus de 12 millions de francs. « Une partie des terres est louée à la fondation, une autre à des indépendants et le reste appartient aux associés du domaine », précise-t-il encore. Et la formidable ébullition qui anime ces lieux n’est pas près de s’interrompre puisqu’Yves Micheli et son épouse, tous deux férus d’art, ont décidé de transformer une ancienne grange devenue obsolète en un musée dédié à la peinture genevoise. Le public pourra admirer des œuvres signées Hodler, Toepffer, Agasse, Liotard et Calame. Les quelques 140 tableaux et bronzes de 90 artistes différents y seront exposés. L’inauguration aura lieu en juin 2023.

La fondation Micheli-du-Crest, héritière d’une si riche histoire, ne cesse d’œuvrer à la préservation et au développement d’un patrimoine qui a su braver le temps. L’esprit de l’homme de lettres Agrippa d’Aubigné semble veiller encore sur un fleuron qui poétise la petite commune de Jussy.


©Magali Girardin

Pour la maire de Jussy, Anne-Françoise Morel, le château et le domaine du Crest sont sans conteste un joyau pour la commune :
« Avec le Temple de Jussy, le château du Crest est sans aucun doute la représentation imagée, pour ne pas dire iconique, que les non-Jusserands se font de Jussy. Il faut savoir qu’au Moyen-Âge, jusqu’en 1536, Jussy comptait trois châteaux : le château de l’évêque, le château gentil des nobles de Jussy à Lullier et le château du Crest. Seul ce dernier est encore visible. Il est donc normal qu’il soit le monument historique de référence qui plus est, situé sur une petite colline, à l’entrée de Jussy. Par conséquent, personne ne peut passer à côté sans le voir. Entouré de vignes, il est aujourd’hui le siège du domaine viticole du Château du Crest dont les vins blancs et rouges n’ont plus rien à envier à ceux de la région du Mandement. C’est aussi une des plus grandes exploitations agricoles de Suisse. »

« Avec le Temple de Jussy, le château du Crest est sans aucun doute la représentation imagée, pour ne pas dire iconique… »


Anne- Françoise Morel ©Magali Girardin

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