La maison Tavel

21 octobre 2020
3 189 vues
13 minutes de lecture

Quand on déambule au cœur de la vieille ville de Genève, notre regard est inéluctablement attiré par une bâtisse atypique. Aménagée en musée depuis novembre 1986, la Maison Tavel symbolise les éléments phares de l’évolution de l’histoire de la cité. À l’issue de plusieurs rénovations, elle est à la fois un précieux témoin du passé de la ville et un bel ouvrage patrimonial.

L’attestation de l’existence d’une habitation sur les lieux actuels de la Maison Tavel – plus ancienne demeure privée de la cité – remonte au XIIe siècle ; toutefois, c’est à la fin du siècle suivant que la famille Tavel entre en possession de cette bâtisse énigmatique qui sera détruite en 1334 lors d’un vaste incendie qui anéantira des quartiers entiers de la ville.

La riche famille patricienne fit reconstruire la bâtisse peu après. Celle-ci prit alors l’aspect de maison forte flanquée de deux tourelles d’angle, ce qui lui valut le titre de plus beau bâtiment de la cité. L’extinction de la dynastie de ses bâtisseurs la fit passer ensuite aux mains de différents propriétaires.

L’architecture de la maison a subi d’importantes modifications au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, dont la démolition de l’une de ses deux tourelles ainsi que la construction d’une grande maison attenante. Les travaux de restauration en cours ne donnent qu’un modeste aperçu de l’importance de cette bâtisse qui laisse encore à peine percer tous ses mystères.

© Magali Girardin

Un héritage marqué de surprises

Classée monument historique en 1923, la Maison Tavel devint quarante ans plus tard propriété de la ville de Genève, qui la transforma en Musée de l’histoire urbaine et de la vie quotidienne genevoise en 1986. Le deuxième étage du bâtiment abrite les anciens espaces de vie des habitants de la bâtisse, qui ont été aménagés avec du mobilier d’époque en partie retrouvé lors de la démolition d’anciennes habitations de la cité de Calvin et avec des papiers peints reconstitués sur la base de vestiges trouvés sur place. C’est depuis cet étage que l’on accède à la tourelle située en encorbellement de la façade donnant sur la rue du Puits-Saint-Pierre et sa charmante fontaine, construite en 1831 sur la petite esplanade située au haut de la rue du Perron. En aiguisant son regard, on peut même apercevoir le lac, le jet d’eau et la flèche de la cathédrale.

© Magali Girardin

« Dix magnifiques têtes sculptées datant du XIVe siècle qui ont été retrouvées en façade puis précieusement déposées dans la bâtisse à l’abri des intempéries et remplacées par des copies. »

La cuisine de la demeure qui donne sur le jardin a été reconstituée dans sa topographie de l’époque, avec son feu ouvert où étaient mijotés les aliments et les ustensiles d’alors. On tombe sur des objets d’origine genevoise typiques de l’époque : des portes d’immeubles et fenêtres d’appartement en bois de noisetier qui ont survécu aux affres du temps ; de précieux éléments architecturaux.

© Magali Girardin

Des mystères encore non élucidés

Le musée expose également de magnifiques objets en fer forgé originaux, dont des rambardes et serrures, une spécialité de la région, ainsi que de précieux témoins du passé de Genève, avec des objets servant au commerce établi en son temps dans cette maison : des balances et pesons d’époque, mais aussi des collections de monnaies anciennes, et même un fût qui servait à conserver le vin, ainsi qu’un monumental coffre-fort. Preuve en est qu’à l’époque déjà, les Genevois se préoccupaient déjà soigneusement de leurs biens.

Destinée à alimenter en eau les habitants de la maison, une immense citerne de 6,7 m de haut et de 6 m de diamètre remontant au XVIIe siècle a aussi été retrouvée au cours des années 1980 dans les sous-sols de la bâtisse. Par ailleurs, une impressionnante tour de pierres sèches d’origine romane construite sur 13 mètres a été découverte en contrebas, dans le sous-sol du jardin situé à l’arrière de la Maison Tavel. Celle-ci recèle bien d’autres énigmes ; on raconte même qu’un crime y aurait été perpétré.

De multiples restaurations et transformations

L’étrange teinte ténébreuse de la façade de la Maison Tavel fit l’objet d’une polémique retentissante au sein de la République lors de sa première rénovation moderne. Les restaurations se sont succédé sur ce bâtiment, mais sa teinte particulière gris bleuté ne provoque plus le même émoi que lors de sa restauration dans les années 80. Les Genevois passent désormais devant le musée sans que leur regard ne soit particulièrement outré.

Cela apporte en tout cas à la demeure un air énigmatique qui tranche avec le reste des bâtiments qui l’entourent, d’autant plus qu’elle était alors flanquée de deux tourelles hautes (échauguettes), dont l’une a malheureusement disparu. Depuis cette époque, le grand bâtiment construit en amont de la Maison Tavel offre un accès aux visiteurs du Musée.

La Maison Tavel possède une façade donnant sur la rue du Puits-Saint-Pierre. On y pénètre par une vaste porte voutée qui débouche sur une modeste cour. Cette entrée remplace l’ancienne ouverture qui donne directement sur la même rue, mais oblige à descendre quelques marches conduisant à la cave de stockage qui servait à l’époque d’espace de vente et de négoce pour les marchands qui y tenaient boutique. Après avoir abrité la dynastie des Tavel jusqu’à l’extinction de la famille, la maison accueillit tour à tour différents habitants, en particulier un cercle maçonnique, une galerie d’art, des locataires privés et le Vestiaire protestant, une oeuvre charitable venant au secours des plus déshérités de la cité.

© Magali Girardin

Le relief Magnin, témoin d’une ville en pleine évolution

La bâtisse recèle de nombreux trésors. L’un des plus symptomatiques de l’évolution de Genève est certainement l’impressionnante maquette connue sous le nom de relief Magnin. Exposée dans les combles de la maison, elle restitue la ville telle qu’elle se présentait avant la démolition de ses fortifications en 1850. Celui-ci, qui vécut de 1841 à 1903, consacra 18 ans de sa vie à reproduire le tissu urbanistique de la cité d’alors, au moyen d’une maquette ovale de 32 m2 constituée de 86 modules juxtaposés. Les maisons et fortifications sont fidèlement reproduites en zinc et les toits sont en cuivre.

Réalisé bénévolement pour l’essentiel, ce travail spectaculaire est d’une précision étonnante pour l’époque. Il est un précieux témoin de la transition entre l’ancienne structure médiévale de Genève et son époque moderne. Surtout, il illustre parfaitement le tournant pris dans l’urbanisation de la ville juste avant la démolition de ses fortifications.

Ce tournant correspond à une nouvelle approche de l’urbanisation à Genève. Le bâti tombe dans le domaine public alors que, jusqu’ici, il n’était la préoccupation que d’une certaine élite de la population. À l’instar de ce que l’on peut trouver sur le territoire du royaume de Savoie, son travail est le reflet des préoccupations symptomatiques de l’époque.

Un héritage qui paraissait empoisonné

Auguste Magnin a doté sa maquette de détails qui offrent de nombreuses similitudes avec la réalité, jusqu’à donner une touche de réalisme telle que l’on y retrouve la patine que les ouvriers ont apportée aux murs et toitures des bâtiments. Cette maquette laisse bien percevoir la dissemblance qui existait à l’époque entre le tissu urbain et sa ceinture. On remarque parfaitement la place que tenaient encore les fortifications et les douves dans la topographie d’alors.

L’ampleur de ce travail de reconstitution du tissu urbanistique de l’époque fut telle que finalement, ce fut la ville qui en hérita et aida à en terminer la réalisation. Jugée encombrante, et détonnant avec les objets collectés habituellement par les grands musées, la maquette finit sa course à la Maison Tavel, dont elle constitue désormais l’un des plus importants pôles d’attraction.

« Ce vaste panorama à échelle réduite a été baptisé ainsi en mémoire di gigantesque travail de restitution au 1: 250e d’ Auguste Magnin »

© Magali Girardin

Alexandre Fiette, la nouvelle tête de la maison

Nommé conservateur responsable de la Maison Tavel en remplacement de Nathalie Chaix, le Français Alexandre Fiette est spécialiste des anciens tissus et décors. Après une formation initiale en France, notamment à la Manufacture des Gobelins, il est arrivé à Genève pour y assouvir sa passion des textiles anciens, une activité dans laquelle Genève détient une réputation qu’il ne juge pas usurpée. On le retrouve tout naturellement en train d’arpenter les couloirs du Musée d’Art et d’Histoire, où il a commencé sa formation, puis travaillé comme restaurateur avant de se hisser au rang de conservateur. La Maison Tavel a été son premier contact avec la muséologie, bien qu’il ait eu jusqu’ici un lien privilégié avec les tissus. « En passant par les textiles anciens, cela nous apporte une vision large et variée sur l’art. Cette ouverture d’esprit s’applique aussi au bâtiment », souligne-t-il. « Pour ma part, c’est l’intérêt de la technique ou de l’observation qui prime. Que vous vous attaquiez à du textile ou de la pierre, l’approche est toujours un peu la même. »

Alexandre Fiette explique que la Maison Tavel est un bâtiment exemplaire dans la manière d’aborder cette approche. Ce n’est pas pour rien qu’il a reçu le titre de Musée européen de l’année en 1988, une distinction enviée qui lui a été attribuée dans le cadre d’une manifestation très importante pour la scène muséale. Le point fort de la réouverture du musée, cette année, s’inscrit dans le prolongement d’une exposition temporaire consacrée aux pionniers de la photographie en Suisse romande, regroupant des oeuvres de la Fondation Auer Ory.

Alexandre Fiette précise qu’à ce titre « La maison Tavel s’inscrit dans un courant très fort et une expertise que l’on ressent très bien en suisse. »

Alexandre Fiette © Magali Girardin

Barbara Tirone, la fée en charge des rénovations

Chargée dans une première étape d’entreprendre les travaux de rénovation de la cour-jardin de la Maison Tavel, Barbara Tirone souligne que le chantier ne devrait pas enregistrer de retard. Commencé en octobre 2019, le chantier de restauration devrait s’achever en novembre 2020. Les interventions ont commencé par des recherches qu’il a fallu faire sur les crépis. Les interventions se font en étroite concertation avec les artisans et entreprises ainsi que les responsables de la ville et du canton. « Nos recherches visent à atteindre les objectifs fixés tout en proposant des choix avec une marge d’appréciation », indique-t-elle. « Il faut dire que ce ne sont pas sur des créations que nous travaillons, mais que l’on intervient sur la base d’une analyse fine de la situation en nous basant sur des projets déjà réalisés en Suisse et à l’étranger. On a retenu des techniques anciennes et différents matériaux, mais en recherchant chaque fois la meilleure solution. » La partie qui s’est avérée la plus fascinante à rénover a été de retrouver l’histoire de la cour-jardin à travers une fine couche géologique. La restauration de la cour d’entrée fait l’objet d’un deuxième mandat confié au bureau d’architectes de Barbara Tirone. À cette occasion, la même approche sera de rigueur. « Et quand on peut travailler avec des partenaires qui jouent le jeu, tout marche toujours bien », conclut celle-ci.

« On travaille un peu comme si l’on réalisait un tableau. » poursuit Barbara Tirone

Barbara Tirone
Barbara Tirone © Magali Girardin
« »

Vous aimerez aussi :

Édito

Un accord aveugle contre la propriété

L’aménagement du territoire et plus spécifiquement la clé de répartition des logements à construire en zone de développement a toujours fait l’objet de vives tensions à Genève
Pascal Pétroz
3 minutes de lecture