Plainpalais : la Maison communale, témoin d’un siècle genevois

12 décembre 2025
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À Plainpalais, une même adresse abrite deux réalités, la salle communale et le théâtre Pitoëff. Conçue par Joseph Marschall, la Maison communale incarne un modèle singulier, à la croisée de l’art et du service civique.

Au tournant du XXe siècle, Plainpalais connaît une effervescence inédite. Devenue commune indépendante en 1900, elle veut affirmer son identité face à Genève. L’industrie s’y développe, la population triple et les sociétés locales réclament un lieu de rassemblement.

Le concours de 1905 désigne comme lauréat l’architecte genevois Joseph Marschall, qui conçoit un ensemble complet : grande salle, théâtre, bibliothèque et poste de gendarmerie. L’objectif est clair : offrir à la cité un centre civique capable d’accueillir la vie sociale sous toutes ses formes, du bal populaire aux réunions politiques.

Édifié en dix-huit mois et inauguré en novembre 1909, l’édifice de 2’500 m² devient rapidement un symbole : un monument municipal à la fois fonctionnel et représentatif, témoin d’un moment d’émancipation locale bientôt révolu avec la fusion de Plainpalais et de Genève en 1931.

Joseph Marschall, l’esthétique d’un civisme genevois

Formé entre Zurich et Karlsruhe (Allemagne), Joseph Marschall, qui est né en 1865, s’impose à Genève après l’Exposition nationale de 1896, événement décisif pour la reconnaissance de l’architecture comme art social. Il y apprend à concilier la rigueur constructive germanique et la sensualité décorative du Jugendstil. À Plainpalais, il compose une œuvre de synthèse : Heimatstil pour l’enracinement, Art nouveau pour la fluidité et la grâce.

©Magali Girardin
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Pierres de Meillerie, briques de Francfort, molasse de Lausanne et bois veveysan racontent la géographie lémanique ; les colonnes en fonte Von Roll, produites à Choindez, incarnent la modernité industrielle suisse. Le décor unit les talents d’Henri Guibentif, de Charles Paget et d’Édouard Ravel, dont la toile monumentale dans l’escalier représente la musique et la danse. Joseph Marschall érige un palais civique accessible à tous : un manifeste d’élégance publique, à la croisée de l’art et du service communal.

Ingéniosité structurelle : communauté en bas, scène en haut

Réunir sous un même toit une salle associative et un théâtre à l’italienne relevait de la prouesse. Joseph Marschall y parvient par un plan clair et un usage novateur de la lumière. Au rez-de-chaussée, la grande salle s’étend sur 600 m², extensibles à 870 m² avec foyer et salle des assemblées. Son éclairage zénithal, filtré par une verrière en charpente métallique, inonde l’espace d’une clarté naturelle encore rare à l’époque. L’acoustique douce, le promenoir périphérique et la distribution rationnelle favorisent la convivialité, d’autant plus que le programme prévoit une grande cour extérieure qui permet de prolonger les moments festifs.

 

©Magali Girardin
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À l’étage, le théâtre compte 315 places (185 en parterre, 130 en galerie) et un plateau de 90 m² desservi par plusieurs escaliers et un gril manuel d’origine. L’ensemble se distingue par la qualité de ses matériaux et la précision de son ingénierie : un dialogue entre la monumentalité municipale et la légèreté technique des théâtres modernes.

Une façade qui parle au Léman

De l’extérieur, la Maison communale s’impose comme un repère urbain. Son clocheton couronne la perspective de la rue de Carouge, les toitures brisées rappellent les chalets alpins et la polychromie des matériaux crée une vibration unique. Les briques rouges, les pierres jaunes et blanches, les boiseries et les ferronneries composent une symphonie minérale.

Sous les avant-toits, frises peintes et rinceaux floraux prolongent le décor intérieur. Les armoiries communales et les aigles stylisés évoquent les routes fluviales du Léman, par où transitaient matériaux et savoir-faire. Restaurée entre 1998 et 2000, la façade a retrouvé son éclat d’origine : une architecture manifeste, lisible depuis la Plaine, où la rigueur suisse s’unit à la fantaisie décorative. Par son échelle et sa verticalité, le bâtiment devient autant un lieu d’usage qu’un signal symbolique pour la ville.

©Magali Girardin

L’Art nouveau en majesté intérieure

À l’intérieur, le décor forme un ensemble d’une grande cohérence. Les pochoirs d’Henri Guibentif déploient masques, guirlandes et arabesques sur fond d’ocres et de verts, tandis que les vitraux de Charles Paget diffusent une lumière saisonnière. La grande salle se distingue par ses allégories de la musique, de la comédie et de la tragédie, la verrière zénithale et ses hautes baies qui adoucissent les reflets du jour.

À l’étage, le théâtre conserve boiseries, balcon courbe, plafonds peints et rideaux d’époque. Les restaurations de 1999-2000 ont révélé les couleurs d’origine grâce à une campagne de sondages stratigraphiques, recréé les décors au pochoir disparus et consolidé les vitraux.

Le théâtre Pitoëff, héritage vivant et laboratoire

Rebaptisé en 1949 en hommage à Georges et Ludmilla Pitoëff, le théâtre évolue. Les aménagements de 1968 adaptent gradins et cadre de scène, puis la modernisation de 2011-2012 équipe la salle d’un gril technique, de 26 perches motorisées et manuelles, de passerelles et d’un plateau en pin d’Oregon capable de supporter 400 kg/m². La lumière, le son et les accès décor sont entièrement repensés. L’acoustique mate, inchangée et favorisant la voix naturelle, reste un atout majeur et séduit toujours musiciens et metteurs en scène.

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Depuis 2019, le Service culturel a instauré au Pitoëff quatre résidences de création par an, soutenant les compagnies genevoises tout en accueillant festivals et performances du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH), du Geneva International Film Festival (GIFF) ou de La Bâtie. Certains artistes détournent même les loges, le foyer ou le bar pour leurs spectacles, renouant avec l’esprit expérimental et populaire qui animait déjà la Maison en 1909.

Restauration et mémoire : la capsule de 1909

Lors de la restauration de 1999-2000, les ouvriers découvrent dans la boule du campanile une capsule temporelle, scellée le 15 avril 1909, qui renferme les listes du Conseil municipal, la population en 1899-1908, les statuts des sociétés, le plan de la parcelle, les journaux du jour et la photo du maire d’alors, Charles Page. Ouverte en 2000, elle est complétée de documents contemporains – études, crédits, presse – avant d’être replacée en 2003.

Geste rare de transmission entre les bâtisseurs et leurs héritiers, cette capsule relie deux époques d’urbanité. Les restaurations ont restitué la polychromie d’origine, renforcé les charpentes, amélioré la sécurité et l’accessibilité. Le chantier illustre la philosophie genevoise : préserver sans figer, permettre à la ville de se reconnaître dans son patrimoine vivant.

©Magali Girardin

Une adresse partagée, miroir d’une Genève publique

Aujourd’hui, la Maison communale vit à deux rythmes mais sous une même respiration. Au rez-de-chaussée, la Gérance immobilière municipale administre la grande salle, la salle des assemblées et la cuisine pour les mariages, cocktails, conférences et autres naturalisations. À l’étage, le Service culturel pilote la programmation du théâtre Pitoëff, les résidences et l’accueil de festivals.

Une entrée unique, des calendriers imbriqués et des livraisons communes imposent une coordination constante entre les services. L’arrivée des camions décor, la piétonnisation des abords ou les nuisances sonores des événements exigent une vigilance quotidienne. Cette cohabitation, loin d’être un obstacle, incarne la philosophie du lieu : une porosité féconde entre vie civique et vie artistique. Fidèle à l’esprit de 1909, Plainpalais demeure un laboratoire du vivre-ensemble, un symbole d’une Genève capable d’unir ses habitantes et ses habitants par la culture, la mémoire et la fête.

 

Coré Cathoud
Conseillère culturelle au Service culturel de la Ville de Genève

Coré Cathoud ©Magali Girardin

Coré Cathoud veille à la cohérence de l’usage des salles municipales dédiées aux arts vivants. Son rôle s’étend du soutien aux compagnies à la coordination des résidences de création dans les lieux gérés par la Ville, dont le théâtre Pitoëff : « C’est un théâtre historique sans direction artistique propre, ce qui en fait un espace d’accueil plutôt qu’un lieu de programmation. » Cette spécificité confère à l’établissement un profil hybride : parfois scène, parfois laboratoire, parfois plateau de festival.

« C’est un maillon essentiel entre la salle institutionnelle et la friche expérimentale. »

Dans l’écosystème des scènes municipales, le Pitoëff occupe une place singulière. « C’est un maillon essentiel entre la salle institutionnelle et la friche expérimentale », explique la conseillère culturelle. La flexibilité s’accompagne d’un cadre clair (sécurité, accessibilité, horaires coordonnés avec le rez) afin que la porosité ne vire jamais au désordre. Pour Coré Cathoud, cette identité mobile fait du Pitoëff un symbole de la culture genevoise, capable de conjuguer ancrage patrimonial et liberté créative.

 

Gaël Dupanloup
Responsable des scènes culturelles au Service culturel de la Ville de Genève

Gaël Dupanloup ©Magali Girardin

Après trente-cinq ans passés dans la technique lumière et son, Gaël Dupanloup connaît intimement la réalité des plateaux. Depuis 2023, il supervise un ensemble de lieux municipaux, dont le théâtre Pitoëff : « Ma mission, c’est de faire fonctionner ces lieux au quotidien, d’assurer la continuité entre la création et la logistique. »

Le Pitoëff, qu’il décrit comme « un espace aussi emblématique que complexe », concentre les défis d’un bâtiment ancien resté très actif : acoustique exceptionnelle, machinerie délicate, circulation partagée avec la salle du rez-de-chaussée. Les travaux de 2011-2012 ont apporté des solutions pratiques : gril motorisé, passerelles sécurisées, perches électriques et plateau renforcé permettant d’accueillir des décors plus volumineux.

« Pitoëff incarne le génie genevois : une mécanique de précision où patrimoine, technique et création se conjuguent chaque jour. »

Mais l’étroitesse des coulisses, l’escalier commun et l’unique entrée obligent à assurer une coordination permanente entre les équipes techniques, les services municipaux et les usagers. « Nous jonglons entre banquets, livraisons de décors et résidences artistiques. Il faut éviter qu’un montage de scène coïncide avec une cérémonie de naturalisation, dit Gaël Dupanloup en souriant. La programmation se construit en lien constant avec la Gérance immobilière municipale. Nous devons préserver la polyvalence sans compromettre les conditions artistiques. »

 

Pierre Tourvieille de Labrouhe
Conseiller en conservation du patrimoine architectural

Pierre Tourvieille ©Magali Girardin

Architecte et responsable du Service du patrimoine municipal, Pierre Tourvieille estime que le chantier du complexe Pitoëff-salle communale, au tournant des années 2000, illustre la politique patrimoniale de la Ville, qui est très attentive à la valeur d’usage du bâti : « Ce bâtiment n’a jamais cessé d’être utilisé, c’est ce qui a assuré sa bonne conservation. Il s’est adapté aux usages sans perdre son identité. » L’enjeu n’était pas de le figer, mais de révéler la cohérence d’une architecture conçue pour répondre à des programmes toujours actuels.

« Ce bâtiment n’a jamais cessé d’être utilisé, c’est ce qui a assuré sa bonne conservation. »

Pour Pierre Tourvieille, la restauration de la Maison communale de Plainpalais demeure un cas d’école : ni musée ni coquille figée, mais une architecture en mouvement, capable d’évoluer avec la ville tout en gardant sa mémoire. À ses yeux, elle peut servir d’exemple et démontrer qu’un bâtiment public peut relever du patrimoine tout en étant une infrastructure vivante : « Marschall avait conçu une œuvre complète, du volume jusqu’au détail décoratif. Chaque couleur, chaque motif, chaque matériau participe d’un même récit civique. Le plus bel hommage à l’architecte, c’est que son œuvre continue d’être utilisée, fréquentée, aimée exactement comme il l’avait pensée. »

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