La chapelle des Macchabées : un chef-d’œuvre du gothique flamboyant

15 avril 2025
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Autrefois appelé chapelle Notre-Dame, cet édifice séculaire doit son nom à la possible présence en son sein de reliques des frères Macchabées, martyrs de l’Ancien Testament. Accessible depuis la cathédrale Saint-Pierre, au cœur de Genève, la chapelle des Macchabées se distingue par ses voûtes à liernes et tiercerons, ses chapiteaux sculptés et ses vitraux restaurés. Restaurée entre 2015 et 2017, elle conjugue aujourd’hui patrimoine, cérémonies cultuelles et vitalité culturelle.

Un cardinal et son ambition

© Magali Girardin

La construction de la chapelle est décidée en 1397 sous l’impulsion du cardinal Jean de Brogny, prélat originaire du Duché de Savoie et personnage central du Grand Schisme d’Occident. Proche du pape Clément VII, puis de Benoît XIII, il joue un rôle déterminant dans les affaires ecclésiastiques et politiques de son temps, œuvrant pour l’unification de l’Église. Son influence s’étend bien au-delà de Genève, marquant la scène religieuse européenne du XIVe et du début du XVe siècle. Conçue comme une chapelle funéraire, elle est le reflet de la tradition médiévale des fondations pieuses destinées à assurer le repos éternel du commanditaire, tout en témoignant de son prestige et de sa piété. Ce type d’édifice s’inscrit dans un contexte où les élites ecclésiastiques et politiques commanditent des lieux de culte à la fois pour renforcer leur influence et pour asseoir leur mémoire au sein des institutions religieuses. Le corps du cardinal de Brogny, décédé à Rome en 1426, est ramené à Genève en 1428. Son tombeau, aujourd’hui disparu, est réalisé par le sculpteur bourguignon Jean Prindale, également auteur de plusieurs éléments des stalles encore visibles dans la cathédrale. À l’emplacement supposé du tombeau se trouve aujourd’hui un orgue Walcker datant de 1888, parfaitement intégré au décor de la chapelle.

© Magali Girardin
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L’influence des grandes cours européennes

Achevée entre 1405 et 1406, la chapelle illustre les échanges culturels entre Avignon, le Berry et la Savoie, dont Genève faisait alors partie. Certains historiens attribuent son architecture au maître d’œuvre Colin Thomas, actif à la cathédrale de Carpentras entre 1405 et 1408. Son style flamboyant se distingue par ses voûtes à liernes et tiercerons, rarissimes en Suisse, conférant à l’ensemble une légèreté saisissante. L’alternance de chapiteaux sculptés et de moulures verticales témoigne d’une influence venue du sud de la France. Finement sculptées, les colonnes se parent de motifs floraux et de figures bibliques illustrant l’exceptionnel savoir-faire des artisans de l’époque. Les gargouilles et sculptures en pierre de molasse locale reflètent une inspiration franco-bourguignonne. Restaurés au XIXe siècle, les vitraux représentent notamment les Quatre Évangélistes, la Sainte Cène, la Samaritaine et la scène du « Laissez venir à moi les petits enfants ».

Son style flamboyant se distingue par ses voûtes à liernes et tiercerons, rarissimes en Suisse.

Une œuvre d’art sacrifiée et restaurée

Les fresques originales, réalisées entre 1411 et 1413 par Giacomo Jaquerio, mettaient en scène un concert céleste inspiré de la Sainte-Chapelle de Bourges. L’iconoclasme protestant du XVIe siècle eut raison de ces peintures, recouvertes de chaux et en grande partie perdues. Toutefois, au XIXe siècle, une opération de dépose permit de sauver certains fragments, une première en Suisse romande. Les dernières fresques rescapées, notamment des anges musiciens, sont désormais conservées au Musée d’art et d’histoire de Genève. Afin de restituer l’éclat initial de la chapelle, l’artiste genevois Gustave de Beaumont fut chargé entre 1886 et 1888 de recréer fidèlement ces fresques perdues. Formé auprès de Barthélemy Menn et de Jean-Léon Gérôme, il s’illustra également par ses travaux au Grand Théâtre de Genève et au temple de Saint-Gervais. Son intervention faisait partie de la vaste campagne de restauration menée par l’architecte Louis Viollier entre 1885 et 1888, visant à restituer l’apparence d’origine de l’édifice.

Restaurés au XIXe siècle, les vitraux représentent notamment les Quatre Évangélistes, la Sainte Cène, la Samaritaine et la scène du « Laissez venir à moi les petits enfants ».

© Magali Girardin

De lieu de prière à bâtiment utilitaire

Avec l’avènement de la Réforme protestante en 1536, la chapelle subit de profondes mutations. Genève adopte le calvinisme et procède à la destruction de nombreux symboles catholiques. Les ornements sont retirés, les fresques recouvertes et la chapelle perd sa fonction religieuse. Transformée en entrepôt, elle est ensuite aménagée en salles de classe pour l’Académie, dès 1670. Sur trois niveaux, ces nouveaux aménagements altèrent considérablement l’édifice. Puis, au XVIIIe siècle, la chapelle devient un dépôt d’archives ecclésiastiques et municipales, contribuant davantage encore à la modification de son architecture intérieure. En mars 1874, la ville de Genève, chargée depuis la Constitution de 1848 de la gestion des lieux de culte sur son territoire, initie un vaste projet de restauration. Le premier mandat est confié à Eugène Viollet-le-Duc, mais ses propositions, jugées trop audacieuses, entraînent son retrait du projet. À la place, la restauration extérieure est confiée à l’architecte Claude Camuzat entre 1878 et 1882, tandis que Louis Viollier prend en charge la rénovation intérieure entre 1885 et 1888. Ces interventions permettent à la chapelle de retrouver un statut religieux et d’adopter un style néogothique affirmé.

Une restauration d’ampleur pour un édifice fragile

Menée entre 2015 et 2017, la restauration de la chapelle des Macchabées doit répondre à un double impératif : préserver l’intégrité architecturale de l’édifice et assurer sa pérennité face aux agressions du temps. Confrontée à une dégradation avancée des façades, conséquence de l’exposition aux intempéries et de précédentes restaurations parfois inadaptées, l’équipe en charge du projet a dû établir un diagnostic précis avant d’intervenir. Les travaux ont mobilisé un collège d’experts réunissant architectes, sculpteurs, historiens de l’art et chimistes, chacun apportant son regard sur la meilleure manière de concilier conservation et intervention. L’étude « pierre à pierre » pointant pour chaque élément de pierre constitutif des façades son type et son état de dégradation a permis d’identifier les différentes phases de construction et d’anciennes altérations, tandis qu’un travail minutieux sur les mortiers et la sculpture a été entrepris afin de restituer les éléments dégradés sans altérer la lecture historique du bâtiment. La restauration des vitraux, particulièrement exposés, a également constitué un volet clé du chantier.

Écrin musical et artistique

Lieu d’exception à l’acoustique remarquable, la chapelle des Macchabées est considérée comme un haut lieu de la scène musicale genevoise. L’orgue Walcker de 1888, intégralement relevé avec soin en 2021, résonne sous les doigts d’artistes tels que Thibaut Duret, Lucile Dollat et de l’organiste titulaire Vincent Thévenaz. La musique ancienne y est à l’honneur grâce à l’ensemble Cappella Genevensis, qui y interprète Monteverdi, Allegri et Scarlatti. Loin de se limiter au répertoire historique, la chapelle ainsi que la nef accueillent aussi des créations contemporaines avec l’Orchestre de Chambre de Genève et l’Ensemble Contrechamps. Au-delà de sa programmation prestigieuse, la chapelle joue un rôle actif dans la formation des musiciens. En partenariat avec la Haute École de Musique de Genève, elle accueille des masterclasses et des cours spécialisés pour les étudiants en orgue et musique ancienne. Depuis 2019, son offre culturelle s’est enrichie de deux festivals annuels qui, organisés au printemps et en automne, attirent un public varié et passionné.

Samuel Brückner
Président de la Fondation des Clefs de St-Pierre

Samuel Brückner © Magali Girardin

Depuis plus de cinquante ans, la Fondation des Clefs de St-Pierre veille à la conservation de la cathédrale Saint-Pierre et de la chapelle des Macchabées. Chargée d’assurer l’entretien de ces édifices, elle mène des interventions régulières pour garantir leur pérennité et leur accessibilité grâce à des soutiens publics et institutionnels et des dons privés. « La Fondation a été créée pour répondre aux besoins de collaboration entre l’Église protestante de Genève, propriétaire des bâtiments, et les collectivités publiques qui reconnaissaient l’intérêt patrimonial du site », explique Samuel Brückner, président de la Fondation.

La dernière grande restauration concernait les façades de la chapelle des Macchabées. « L’érosion naturelle et des rénovations inadaptées avaient endommagé les pierres, il était impératif d’intervenir », précise-t-il. Un chantier de plusieurs mois a permis de restaurer les parties dégradées. L’entretien du patrimoine est une mission continue. « Ce sont des bâtiments où il y a toujours quelque chose à faire », constate Samuel Brückner. « Une façade en molasse doit être surveillée et rénovée environ tous les 20 à 25 ans. » Chaque année, 1,5 million de francs suisses sont investis dans des rénovations ciblées. « Il est plus économique d’intervenir régulièrement sur des éléments spécifiquement identifiés plutôt que d’attendre une détérioration avancée et mener une campagne à très large échelle sur plusieurs années », précise Samuel Brückner.

« Nous avons la responsabilité de maintenir ces lieux en bon état, pour les générations futures mais aussi pour ceux qui les font vivre aujourd’hui »

Lieu vivant, la chapelle des Macchabées ne se limite pas à son rôle patrimonial : « Ce n’est pas un musée, mais un espace actif », rappelle Samuel Brückner. De nombreux concerts y sont organisés chaque année. Elle accueille aussi des cérémonies religieuses privées, offrant une alternative plus intime que la cathédrale. Par ailleurs, les chantiers de restauration assurent la transmission des savoir-faire artisanaux. « Il y a un véritable enjeu à conserver ces compétences localement », insiste Samuel Brückner. Témoin du passé et acteur du présent, la chapelle incarne un équilibre entre préservation et transmission. « Nous avons la responsabilité de maintenir ces lieux en bon état, pour les générations futures mais aussi pour ceux qui les font vivre aujourd’hui », conclut-il.

Vincent Du Bois
Fondateur de l’Atelier CAL’AS

Vincent Du Bois © Magali Girardin

Depuis plusieurs décennies, Vincent Du Bois perpétue un savoir-faire ancré dans l’histoire : la taille de pierre. Héritier d’une tradition familiale, il a affiné son art entre la Suisse, l’Italie et les États-Unis, avant de fonder l’Atelier CAL’AS, spécialisé dans la sculpture et la restauration architecturale. « J’ai toujours oscillé entre l’art et l’artisanat, cherchant à préserver les gestes anciens tout en intégrant les avancées technologiques », nous raconte-t-il. Son atelier a joué un rôle clé dans la récente restauration de la chapelle des Macchabées. Un projet exigeant, mené en étroite collaboration avec l’ASPIG et divers experts en patrimoine bâti.

« J’ai toujours oscillé entre l’art et l’artisanat, cherchant à préserver les gestes anciens tout en intégrant les avancées technologiques »

Il explique : « La molasse est une pierre vivante au sens où elle évolue. Elle demande un entretien régulier pour ne pas se dégrader. Nous avons dû analyser l’état des façades, choisir les interventions adaptées et garantir une restauration respectueuse de la matière d’origine. » Ce matériau, façonné par les glaciers du Rhône, a beaucoup contribué au patrimoine architectural genevois, mais sa structure poreuse et sableuse impose une expertise spécifique pour éviter une érosion irrémédiable. Un enjeu majeur résidait dans la définition même de la préservation : « Il y a souvent un débat entre conservateurs et artisans sur ce qu’il faut préserver et comment. Certains privilégient une approche minimaliste, où l’on garde intacte chaque trace du passé, tandis que nous, praticiens, défendons une vision plus globale, qui inclut l’ensemble du processus de travail de la pierre, de son extraction à sa mise en œuvre. » Grâce à un dialogue constructif, un consensus a été trouvé sur les méthodes d’intervention : « Nous avons pu éviter l’usage de mortiers synthétiques qui possèdent un effet hydrophobe et empêchent donc la pierre de respirer. À la place, nous avons privilégié des techniques traditionnelles adaptées à la molasse, garantissant une meilleure compatibilité et une plus grande durabilité. »

Au-delà de la restauration, Vincent Du Bois souligne l’importance de la transmission des savoir-faire : « Aujourd’hui, les métiers de la pierre subissent une importante érosion. Si nous ne redonnons pas une place active aux artisans sur ces chantiers, nous risquons de perdre des compétences essentielles. Restaurer un bâtiment, ce n’est pas seulement préserver un état, c’est aussi permettre à une nouvelle génération d’apprendre et de perpétuer ces gestes. » La chapelle des Macchabées, emblématique du patrimoine genevois, a bénéficié ainsi d’une restauration qui allie respect du passé et adaptation aux défis contemporains : « Ce chantier a prouvé que patrimoine et modernité peuvent coexister intelligemment. La pierre, si on sait la travailler, raconte une histoire et continue de vivre. »

Tiziano Borghini
Architecte associé chez Ganz Muller Architectes

Tiziano Borghini © Magali Girardin

Restaurer un monument, c’est avant tout lui redonner une voix. Architecte au sein du bureau Ganz Muller Architectes, Tiziano Borghini a accompagné la Fondation des Clés de St-Pierre dans la restauration de la cathédrale et de la chapelle des Macchabées. Passionné par la conservation du patrimoine, il aborde chaque projet avec un regard précis et une approche collective : « La restauration ne se fait jamais seul. C’est un dialogue constant entre historiens, artisans et architectes pour comprendre et respecter chaque élément du bâti », indique-t-il.

« Chaque pierre raconte une histoire. Restaurer un tel édifice, c’est aussi en préserver la mémoire vivante. »

L’intervention sur la chapelle a nécessité une analyse minutieuse de la molasse, pierre locale aussi fragile qu’essentielle : « Nous avons réalisé un travail approfondi pour comprendre son usure et adapter nos méthodes d’intervention », précise l’architecte. Une phase d’études préalable a permis d’identifier les différentes campagnes de construction et d’affiner les choix techniques. Parmi les défis majeurs figurait la restauration des sculptures et des vitraux, dont certains étaient fortement dégradés : « La façade principale, avec sa grande fenêtre gothique, nécessitait un équilibre subtil entre restauration et conservation des traces du passé  », ajoute-t-il. Les interventions sur les vitraux ont suivi la même logique : préserver autant que possible, tout en assurant leur pérennité pour les générations futures.

Cette restauration s’est notamment appuyée sur la mise en place d’un collège d’experts. « Chaque spécialiste a apporté son regard spécifique, qu’il s’agisse de sculpteurs, d’experts en pierre de taille, en vitraux ou en conservation. Cette approche concertée a garanti une cohérence dans les choix effectués », explique Tiziano Borghini, qui retient avant tout la dimension humaine et technique de cette aventure : « Chaque pierre raconte une histoire. Restaurer un tel édifice, c’est aussi en préserver la mémoire vivante. ».

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